À la recherche d’une stratégie numérique nationale
Par Pierre Ouzoulias / 3 juillet 2023Comme tous les ans depuis bientôt une dizaine d’années, nous est soumise une proposition de loi portant diverses dispositions pour réguler l’espace numérique et l’activité des plateformes.
La dernière grande loi qui a tenté de les appréhender de façon globale est la loi pour la confiance dans l’économie numérique du 21 juin 2004. Par la suite, les Gouvernements successifs lui ont apporté des correctifs pour adapter le droit français à la règlementation européenne ou satisfaire des demandes politiques circonstancielles.
Dans la dernière période, ont ainsi été promulguées la loi du 16 août 2022 portant diverses dispositions d’adaptation au droit de l’Union européenne en matière de prévention de la diffusion de contenus à caractère terroriste en ligne et la loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République dont les articles 36 à 46 concernent la lutte contre les discours de haine et les contenus illicites en ligne après la censure quasiment totale de la proposition de loi du 24 juin 2020 visant à lutter contre les contenus haineux sur internet.
Notre droit en matière numérique est ainsi composé de couches successives accumulées sans grande cohérence d’ensemble. Cette stratification pourrait ravir l’archéologue que je suis, force est de reconnaitre qu’elle rend notre législation de moins en moins intelligible et efficiente. Nous tentons de pallier les défaillances de ces textes sans jamais apprécier la capacité des pouvoirs publics à les faire appliquer. Ce foisonnement législatif amphigourique masque surtout le renoncement de l’État à définir une stratégie numérique nationale qui embrasse à la fois la défense des libertés individuelles, la gestion numérique des services publics, la régulation des relations entre les usagers et les plateformes et la capacité d’indépendance de nos infrastructures.
En matière juridique, peut-être serait-il utile, Monsieur le Ministre, de mettre en chantier un code du numérique pour tâcher de redonner un peu de cohérence à cet ensemble hétéroclite. Dans l’immédiat, avec ce texte, nous sommes réduits encore une fois à un travail d’adaptation des deux règlements européens sur les services numériques et sur les marchés numériques.
Ce cadre est d’autant plus contraignant que la loi confortant le respect des principes de la République avait repris, par anticipation, l’essentiel de la règlementation européenne. Nous discutons donc d’une mise en conformité du droit français et du droit européen qui a déjà été réalisée pour l’essentiel.
Il est indéniable que ces deux règlements, s’ajoutant à celui sur la protection des données, donnent aux citoyens de l’Union européenne des garanties fondamentales. D’aucuns considèrent qu’elles sont autant de freins à l’innovation et qu’elles vont accroitre les distorsions de concurrence entre les entreprises européennes et celles qui peuvent continuer de développer sans entraves leur captation de données. Je suis, au contraire, confiant dans le discernement des utilisateurs qui préfèreront des systèmes qui leur donnent la maitrise de leurs données personnelles.
Néanmoins, s’agissant du règlement relatif à un marché unique des services numériques, je regrette vivement que son article 8 consacre le principe de responsabilité limitée des hébergeurs. Je vous donne lecture de cet article : « Les fournisseurs de services intermédiaires ne sont soumis à aucune obligation générale de surveiller les informations qu’ils transmettent ou stockent ou de rechercher activement des faits ou des circonstances révélant des activités illégales. »
Par leur proposition de résolution européenne devenue résolution européenne du Sénat le 14 janvier 2022, nos collègues Florence Blatrix Contat et Catherine Morin-Desailly avaient vivement déploré l’absence de remise en cause de ce principe de responsabilité limitée des hébergeurs. Elles avaient appelé de leurs vœux la mise en œuvre d’un « régime européen de responsabilité renforcée spécifique pour les fournisseurs de service intermédiaire utilisant des algorithmes d’ordonnancement des contenus ».
Sans préjuger de l’efficience des dispositions que nous allons voter, je tire de l’expérience de la mise en œuvre des précédentes législations le sentiment qu’il est impossible de réguler l’activité des hébergeurs sans leur imposer ce régime de responsabilité renforcée.
Aussi, Monsieur le Ministre, je crois qu’il serait de bonne politique que vous engagiez, avec la représentation nationale, dans le cadre du suivi de l’application de cette loi, une réflexion de fond sur la responsabilité des hébergeurs.