La « révolution numérique » pour qui ?
Par Pascal Savoldelli / 11 avril 2023La « révolution numérique » a impulsé un véritable bouleversement du monde du travail, opérant une transformation en profondeur de notre modèle économique et les métiers qui en constituent l’architecture. Il est estimé qu’environ la moitié des métiers que les jeunes écoliers d’aujourd’hui exerceront demain n’existent pas encore. Si les potentialités de ce capitalisme digital sont présentées comme assurément immenses, cette digitalisation du monde alimente la crainte d’une déshumanisation de la société et d’une robotisation généralisée dans l’orientation qu’elle a prise.
Nous sommes aujourd’hui dans un système où l’utilisateur est poussé par un ensemble de plateformes et de systèmes algorithmiques à générer toujours plus de données, au service finalement d’annonceurs, de publicitaires et de producteurs d’intelligence artificielle. Valorisées dans ce « big data », ces gigantesques masses de données numériques sont exploitées pour produire les algorithmes d’intelligence artificielle.
Ce système, mes chers collègues, c’est celui de l’intensification de l’exploitation et de l’aliénation des travailleurs. J’en appelle pour preuve l’investigation du journal Times qui révélait comment l’entreprise OpenAI emploie des travailleurs kenyans rémunérés à moins de deux dollars de l’heure pour indexer d’immenses quantités de contenus toxiques circulant sur Internet, afin de « nettoyer » les données d’entraînement de ChatGPT.
Parce que « mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur du monde » comme disait Camus, il convient de rappeler que l’intelligence artificielle n’est ni artificielle, ni intelligente. Considérer le logiciel ChatGPT comme « intelligent » c’est se tromper lourdement sur la nature de notre débat en matière d’enjeux écologiques, politiques et sociaux. Chat GPT n’est pas simplement un automate computationnel. Il implique l’exploitation de ressources minérales (terres rares) et humaines, nécessaires à sa production et à son fonctionnement. Il s’agit du travail gratuit de millions d’utilisateurs dont les requêtes améliorent l’algorithme ; ces « micro-tâches » rémunérées à moins de 2 euros de l’heure, s’affranchissant du salariat et précarisant – à l’heure actuelle – des centaines de milliers de personnes à travers le monde selon les travaux d’Antonio Casilli.
Comme toute révolution technologique, la révolution numérique est au cœur d’un affrontement de classe avec une industrie du numérique qui n’a que pour seule obsession de casser le « coût du travail » en espérant substituer du capital mort au capital vivant.
Pourtant, cette révolution numérique pourrait créer de nouveaux métiers, augmenter le besoin en formation initiale et professionnelle, offrir la possibilité de diminuer le temps de travail pour gagner du temps libre.
Néanmoins l’orientation choisis par l’industrie du numérique, en collaboration aveugle de nos gouvernants, est manifeste : il s’agit davantage d’exercer une pression sur les salaires, sur l’emploi en captant la valeur plutôt que d’améliorer l’efficacité sociale du travail. Il s’agit de transformer en plateforme nos services publics et administratifs, créant de facto davantage d’insécurité sociale
Cette industrie est dominée, à l’exception de la Chine, par une poignée de firmes américaines concentrant des capitalisations boursières démesurées et motivées par une visée politique mondiale. Celle d’un capitalisme à son paroxysme, où l’on peut s’arroger de certaines prérogatives étatiques en toute impunité. Face à cela, la France et l’Union européenne ont joué le jeu des big techs en reléguant le choix de l’outil numérique ou d’un prestataire technique à une logique utilitariste, sans prendre en compte les aspects politiques et stratégiques.
Il est impératif de reprendre la main sur notre destin et choisir la société dans laquelle nous voulons vivre demain. Nous devons nous réapproprier collectivement nos données sous forme de communs, en exigeant la transparence et la lisibilité des algorithmes employés dans les algorithmes participant à l’apprentissage automatique. Cet espoir de transition dans le numérique je le place aussi dans notre jeunesse.
Dans ce nombre considérable de jeunes adultes qui ne supportent plus de faire des « jobs à la con », entendez ici chers collègues un travail dont on ne trouve pas de sens, qui prive d’une réelle protection sociale et qui propose une hiérarchie autre que celle de la compétence. Parmi ces jeunes, nombreux sont ceux qui veulent créer et entreprendre, non pas pour créer une start-up et la revendre au plus offrant pour faire fortune ; mais dont l’objectif est d’entretenir, rendre accessible via un réseau numérique des communs mondiaux d’innovation partagée.
Cette jeunesse pense : nouveaux modes de production, coopérative, économie sociale et solidaire, économie circulaire, lutte contre l’obsolescence programmée, mise en commun ! Ces nouveaux terrains de lutte de classe où l’on prépare une alternative au monde numérique capitaliste tel qu’il est conçu aujourd’hui on les retrouve : dans les ateliers coopératifs de fabrications et de créations numériques, au sein des communautés de développement de logiciels libres mais aussi dans les plateformes numériques coopératives. Ces tiers lieux préfigurent une possible République des communs.
Oui chers collègues, il est vrai, cette révolution numérique à l’œuvre, depuis déjà des années, nous met au pied du mur du dépassement de la considération salariale ; mais aujourd’hui nous devons choisir : est-ce pour aller vers une société « d’entrepreneur de soi » à l’instar des chauffeurs Uber esclaves du diktat du marché ou est-ce pour construire une société de libres producteurs associés qu’appelait d’ailleurs Marx de ses vœux ? Je vous remercie.