Il est possible de sortir l’électricité du système concurrentiel
Par Fabien Gay / 12 janvier 2023Jour après jour, l’impact des prix de l’énergie sur les ménages, sur les entreprises, sur les collectivités, donne à voir l’ampleur de la crise qui est devant nous. Le mythe de la libéralisation du secteur de l’énergie et ses mécanismes concurrentiels, qui devaient faire baisser les prix, n’ont pas passé l’épreuve de la réalité.
Ils n’ont pas protégé les consommateurs et les consommatrices, pas plus que les économies européennes. Et je pense qu’il faut être sur les faits plutôt que sur les dogmes.
La proposition que nous faisons aujourd’hui, c’est de sortir du marché européen de l’énergie, et de ce mécanisme de construction des prix. De prendre un autre chemin. Mais je veux d’abord répondre à deux contre-vérités.
Sortir du marché européen serait sortir de l’interconnexion européenne. Vous avez un problème, parce que le marché a été créé à Barcelone en 1997. Et les premières connexions européennes ont eu lieu entre la France, l’Allemagne et la Suisse en 1967.
Je propose donc que le gouvernement laisse cette fake news aux experts de BFM Business, et que nous soyons plutôt sur les faits.
Tout comme nous pouvons faire du commerce sans traités de libre échange climaticides, puisqu’on a du commerce depuis l’Antiquité, nous pouvons maintenir les interconnexions, les échanges solidaires, plutôt que de laisser les traders faire du profit.
Car mes chers collègues, ce marché ne peut pas fonctionner. Il repose sur une illusion.
La première, c’est que l’électricité est une marchandise comme une autre. Et qu’on pourrait donc organiser de toute pièce un marché, où une offre rencontre une demande. Sauf qu’un marché s’organise, certes, avec une offre et une demande, mais aussi avec un stock.
Si l’offre est supérieure à la demande, le prix est faible et inversement. Sauf que là, précisément, les dés sont pipés, puisque le producteur doit produire ce que la demande veut à l’instant T. Vous pouvez donc vendre votre électricité à 1 euro le mégawattheure, 10, 100, ou 1000, la demande devra l’acheter à ce prix-là.
Cela ne peut pas fonctionner, d’autant plus qu’avec le marché de gros et le marché spot, c’est un système qui favorise le trading. Nous continuons donc à dire que l’électricité et, plus largement l’énergie, parce qu’elles sont nécessaires à la vie, doivent être sorties du secteur marchand et reconnues comme un bien commun de l’humanité.
J’aimerais ensuite revenir sur une deuxième illusion : on a donc un marché européen, mais plusieurs stratégies et unités de productions nationales. C’est comme si nous avions un marché européen de l’automobile, où certains fabriquent des Lada, d’autres des Mercedes, d’autres des Twingo, et toutes seraient vendues au même prix. Impensable, oui !
Et bien c’est la même chose pour l’électricité, quelle que soit son mix (fossile, gaz, charbon, nucléaire, hydraulique, ENR) on fixe le même prix au niveau européen avec le coût marginal.
C’est un fonctionnement qui s’entend dans une stratégie nationale.
Ce n’est d’ailleurs pas une création du marché européen, mais de Marcel Boiteux, directeur général, puis président du conseil d’administration d’EDF pendant 20 ans, de 1967 à 1987.
Mais c’est une aberration lorsque l’on passe au niveau européen, parce que peu importe que l’on dépende peu du gaz, comme nous, ou très fortement comme l’Allemagne : nous payons tous les mêmes prix.
Et contrairement à la promesse forte de départ, cela ne pousse pas les Etats membres à décarbonner leurs stratégies de production ou à investir dans les énergies renouvelables.
Car quoi qu’il arrive, et même sans grands investissements, ils payeront le même prix que leurs voisins.
Ensuite, troisième illusion : le marché européen mettrait en lien des producteurs et des acheteurs. Mais là où il y a un marché, il y a des traders. Ce que nous avons connu cet été, avec un marché qui s’emballe au-delà de 1000 euros le Mégawattheure.
Ce n’est pas sérieux. Et pour donner l’étendue des dégâts. GEMS, filiale de trading d’Engie, réalisait 365 millions de bénéfices en 2021. En 2022, c’est passé à 2 milliards.
Et c’est sans compter les exemples comme Mint Energie, qui a bénéficié de l’ARENH, à 46,5 euros le Mégawattheure, et qui l’a revendue au prix de 257 euros.
Résultat : 6 millions nets, sans rien faire. Et le pire, c’est que les mêmes ont perçu 12 millions d’euros d’aides publiques pour appliquer le bouclier tarifaire.
Il faut arrêter ce massacre et ce racket organisé. Oui, il est possible de faire autrement.
Alors, beaucoup de monde, même à droite, est maintenant pour délier le prix du gaz et de l’électricité. Très bien. Mais comment faire, sans sortir de ce système qui construit le prix ?
Vous allez dire : on reste sur le coût marginal, sauf concernant le gaz ? Alors, vous vous démenez et vous essayer de plafonner le prix du gaz. Mais il y a trois problèmes.
Premièrement, cela revient à subventionner une énergie fossile, ce qui, vous en conviendrez, ne répondra pas aux enjeux écologiques et climatiques.
Deuxièmement, les allemands bloquent, car ils ont justement un avantage comparatif à ce que l’on reste dans ce système, car le gaz est important dans leur mix électrique.
Troisièmement, même si nous y arrivons, ce n’est pas sur que cela tienne sur les hivers 2023 et 2024, quand la Chine reprendra ses activités industrielles et entrera en concurrence avec l’Union Européenne, pour acheter au prix fort les gaz américains et qataris.
Alors oui, nous pourrons prendre un autre chemin en demandant dès maintenant une dérogation, et ensuite en réformant complètement ce marché. Et ne nous répondez pas que ce n’est pas possible, car le Portugal et l’Espagne l’ont démontré.
Non pas qu’il faille tout copier des mesures qu’ils ont prises, car nous n’avons pas le même mix, et notre place est incontournable dans le réseau européen, contrairement à eux qui sont en bout de chaîne et qui ont donc pu bénéficier d’une dérogation au titre insulaire.
Mais ils ont eu une dérogation. Et d’ailleurs, les 200 milliards d’euros mis sur la table par l’Allemagne, c’est aussi, entre nous, une dérogation au droit européen.
Emboîtons le pas de ces pays qui, autour de nous, font valoir la réalité de leur mix national.
Et proposons en premier lieu de réactiver les tarifs réglementés pour tout le monde : collectivités, entreprises, usagers. Et d’ailleurs Madame la Ministre, nous refusons qu’en pleine crise du gaz, les usagers vivent au 30 juin 2023 la fin des tarifs réglementés de vente.
Alors bien sûr, tout ça a un coût. Bruno Le Maire l’a redit hier : 35 milliards d’euros.
Mais combien ont coûté le bouclier tarifaire, le filet de sécurité, les aides ciblées, l’ARENH supplémentaire ? 43 milliards l’an dernier. Les tarifs réglementés, c’est le choix de l’efficacité et du public contre le choix de la gabegie, du racket et du privé.
Et ce retour au TRV doit s’accompagner de la fin de l’ARENH, ce système absurde, franco-français, pour lequel un seul exemple suffit.
Vous vous glorifiez d’avoir plafonné le prix pour les boulangers et les TPE, à 280 euros mégawattheures. Bel exemple, car les alternatifs achètent 70% de leur électricité… au prix de 42 euros le mégawattheure à EDF.
Et donc même s’ils achètent les 30% restants au prix de 800 euros sur le marché, ils continueront à réaliser des profits. Mais le pire Madame la Ministre, c’est que les acteurs alternatifs vont être indemnisés pour appliquer ce nouveau bouclier. Si les gens savaient cela, cela ne serait pas une révolte, mais une révolution !
Et ce système, contrairement à vos déclarations, ne protège pas les consommateurs.
Enfin, je pense qu’il faut prendre le leadership pour inventer de nouvelles règles, non pas fondées sur la compétitivité et les bourses, mais sur la solidarité et la coopération, sur notre propre mix énergétique en aidant l’ensemble de l’Europe à sortir des énergies fossiles.
Voilà une belle ambition, plus enviable, plus désirable, que ce marché.