Affaires économiques
Avant d’être débattu et voté en séance publique, chaque projet ou proposition de loi est examiné par l’une des sept commissions permanentes du Sénat : lois, finances, affaires économiques, affaires étrangères et Défense, affaires culturelles, affaires sociales, aménagement du territoire et du développement durable. Classées par commissions, retrouvez ici les interventions générales et les explications de vote des sénateurs CRC.
Kanaky : dire non à la colonisation de peuplement
Projet de loi constitutionnelle portant modification du corps électoral pour les élections au Congrès et aux assemblées de province de la Nouvelle-Calédonie. -
Par Robert Xowie / 27 mars 2024Ipié mé co. Respect et humilité. Nous avons un rendez-vous avec l’histoire - un rendez-vous manqué. Le pari de l’intelligence sur le devenir de mon pays, la Kanaky, c’est faire peuple.
« Moi je suis passager, mais je dois faire tout ce qui est en mon pouvoir, tout ce que je peux faire pour que le pays que je lègue à mes fils soit le plus beau pays. » À ces mots de Jean-Marie Tjibaou, je voudrais ajouter les miens, ceux d’un rêve qui anime ma chair, celle de mes aïeux, et maintenant celle de mes enfants et petits-enfants : dire et faire en notre nom propre. Un rêve dont les rencontres de Nainville-les-Roches en 1983 sont le symbole. Cette main tendue, je veux croire qu’elle sera saisie un jour par l’ensemble des communautés qui feront peuple en Kanaky.
Qaja mé Kuca, parler et faire. Parler de ce qui a été fait, de ce qui est fait, et de ce qu’on pourra faire. Exprimer la voix d’un peuple debout, qui existe, qui vit et crie haut et fort son existence, sa résistance.
Le pari de l’intelligence était de construire une communauté de destin, autour du peuple kanak, avec les descendants de la colonisation dans un pays commun.
Hélas, ce projet de loi veut diviser pour mieux régner - une démarche meurtrière. La représentation nationale et le Gouvernement peuvent-ils décider sans le peuple concerné ? Monsieur le ministre, vous avez déclaré le 14 février devant la commission des lois : « Toutes les tendances indépendantistes et non indépendantistes ont signé un document, sous ma présidence, que j’ai co-signé également, qui acceptait le dégel du corps électoral à dix ans. »
Dois-je comprendre que nous sommes des menteurs ou ce document existe-t-il réellement ? La saisine du Congrès de la Nouvelle-Calédonie sur cette réforme constitutionnelle n’a pas été faite.
Nous sommes déjà le 27 mars au pays ; ici, on est le 26 : les décisions depuis Paris seront toujours en retard, car le destin de notre peuple se dessine sur sa terre.
Ce projet de loi s’inscrit à contresens de notre histoire en touchant au coeur même de la citoyenneté calédonienne : le corps électoral.
Nous ne pouvons pas examiner ce projet de loi unilatéral avec l’unique prisme des valeurs républicaines si fondamentales à la nation française que sont l’universalisme et la démocratie.
Monsieur le ministre, vous avez affirmé à l’Assemblée nationale, lors de la discussion du projet de loi organique, le 18 mars dernier, qu’être contre, c’était être « contre une forme de démocratie qui fait la France depuis 1789. »
De quelle démocratie parlons-nous ? Dois-je vous rappeler, moi, Kanak, les sombres méandres et les pans honteux de l’histoire de la « démocratie » française au temps des colonies ?
Que les Kanaks ont été exclus du droit de vote en Kanaky pendant près de 60 ans ? Qu’en 1945, le gouverneur Jacques Tallec fut à l’origine du premier gel du corps électoral calédonien empêchant l’inscription des Kanaks ? Qu’en 1946, le ministre de la France d’outre-mer avait proposé la création d’un double collège électoral ? Qu’il ait fallu attendre 1957 pour que l’Assemblée territoriale représente véritablement l’ensemble de la population ? Que la circulaire Messmer de 1972 a volé au peuple kanak sa majorité et sa légitimité démocratique ?
Cela fait beaucoup de rappels historiques ; mais ne dit-on pas que la pédagogie est affaire de répétition ? Nous éviterions volontiers une répétition du passé. Au nom de la démocratie, le Gouvernement oublie son passé et brandit les valeurs républicaines à géométrie variable.
Selon la Cour de cassation en 2023, tant que le pays est sur la voie de la décolonisation, il n’y a pas de nécessité à une réouverture du corps électoral - laquelle ne fait que reprendre la stratégie de colonie de peuplement. Pour le Gouvernement, la démocratie l’emporte sur la décolonisation ?
Nous avons tout subi, mais le combat d’un peuple n’a pas de prix. Ce projet de loi est un héritage de la pensée coloniale, des méthodes d’antan qui ont réduit nos anciens au code de l’Indigénat, les privant du droit de vote sur leur propre terre.
Le consensus, par un accord global, est le seul et unique moyen de respecter notre histoire. Voici ce qu’indiquait le point 5 de l’accord de Nouméa : « Tant que les consultations n’auront pas abouti à la nouvelle organisation politique proposée, l’organisation politique mise en place par l’accord de 1998 restera en vigueur, à son dernier stade d’évolution, sans possibilité de retour en arrière, cette ?irréversibilité ? étant constitutionnellement garantie ». Or aujourd’hui aucun accord n’a été trouvé et le Gouvernement passe en force.
Ce mode de fonctionnement dédaigneux, paternaliste et déconnecté de nos pays met en lumière le caractère profondément colonialiste de l’intervention de l’État. On ne discute pas sous la menace.
Le corps électoral est le ciment de la citoyenneté calédonienne : rompre les équilibres, c’est éradiquer la notion de peuple kanak constitutionnalisé.
Cette réforme ouvrant le corps électoral à tous les résidents de plus de dix ans s’inscrit dans cette droite ligne de la circulaire Messmer, nous rendant minoritaires sur nos terres, et laissant la maîtrise de nos administrations locales entre les mains des populations accueillies. C’est légitimer pour mieux recoloniser.
D’autre part, le gouvernement français rompt avec ses engagements internationaux. La Kanaky est inscrite depuis 1986 sur la liste des territoires non autonomes à décoloniser. Le projet de loi vient en contradiction avec le point 11 de la résolution de l’Assemblée générale de l’ONU : « Les puissances administrantes devraient veiller à ce que l’exercice du droit à l’autodétermination ne soit pas entravé par des modifications de la composition démographique dues à l’immigration ou au déplacement de populations dans les territoires qu’elles administrent. »
« Chaque génération doit dans une relative opacité découvrir sa mission, la remplir ou la trahir », disait Frantz Fanon. La nôtre est intergénérationnelle et nous voulons la remplir : celle de la lutte pour la pleine souveraineté. Nos enfants le porteront à leur tour. Tant qu’il y aura un Kanak sur cette Terre, la revendication subsistera.
Aimé Césaire disait : « Faire un pas avec le peuple, pas deux pas sans lui ». Dans sa précipitation, le Gouvernement fait deux pas sans le peuple kanak, le premier lors du troisième référendum, le deuxième aux prochaines élections provinciales. Nous revenons au « pays sans nous ».
Mon peuple vous répond : respect et humilité. Le peuple français n’est pas l’ennemi du peuple kanak. Chacun ses valeurs, chacun ses responsabilités. Je suis venu exprimer, sans haine ni mépris, notre droit de faire pays, tout comme vous aspirez à votre souveraineté. Pourquoi serions-nous moins légitimes à parler de nous-mêmes ?
Le FLNKS, réuni en congrès ce samedi 23 mars, et le groupe CRCE-Kanaky demandent le retrait de ce texte. Rejeter ce texte, c’est respecter le chemin de l’histoire.