Lois
Avant d’être débattu et voté en séance publique, chaque projet ou proposition de loi est examiné par l’une des sept commissions permanentes du Sénat : lois, finances, affaires économiques, affaires étrangères et Défense, affaires culturelles, affaires sociales, aménagement du territoire et du développement durable. Classées par commissions, retrouvez ici les interventions générales et les explications de vote des sénateurs CRC.
Nous devons nous déterminer en examinant cette Charte et ses conditions d’application
Ratification de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires -
Par Éliane Assassi / 27 octobre 2015Monsieur le président, madame la garde des sceaux, mes chers collègues, le débat qui se déroule aujourd’hui revient de manière récurrente depuis une vingtaine d’années : quelle place pour les langues régionales dans la République, dans notre patrimoine culturel et dans notre histoire ?
Certes, il s’agit d’un sujet difficile, qui peut être source de polémiques vives, comme nous avons pu encore le constater en commission des lois voilà quinze jours ; néanmoins, reconnaissons-le, il peut aussi être passionnant, car, après tout, nous parlons aujourd’hui d’êtres humains.
Pour ma part, je pense que c’est par le travail que l’on peut démêler des situations inextricables et apaiser des tensions. C’est ce travail que j’ai tenté modestement de mener au nom de mon groupe, lequel est profondément engagé depuis des décennies en faveur de la diversité linguistique et pour le développement des langues régionales.
Aujourd’hui, nous examinons un projet de loi constitutionnelle autorisant la ratification de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires. Nous devons donc nous déterminer en examinant ce texte et ses conditions d’application éventuelles en France. Nous devons comprendre ce que la charte apporte de plus que l’article 75-1 de la Constitution, voté en 2008 dans les termes suivants : « Les langues régionales appartiennent au patrimoine de la France. »
Cette révision constitutionnelle a pour objectif premier de remédier à la contradiction entre la charte et notre Constitution qui a été constatée par le Conseil Constitutionnel dans sa décision du 15 juin 1999 et qui reste actuelle.
Le Conseil constitutionnel considère qu’« il résulte de ces dispositions combinées que la Charte européenne des langues régionales accorde des droits spécifiques à des ″groupes″ de locuteurs de langues régionales ou minoritaires à l’intérieur de ″territoires″ dans lesquels ces langues sont pratiquées portent atteinte aux principes constitutionnels d’indivisibilité de la République, d’égalité devant la loi et d’unicité du peuple français. »
Il poursuit : « En outre, en prévoyant que les États devront faciliter ou encourager l’usage des langues régionales dans la vie publique, l’article 7, paragraphe 1 est également contraire à la Constitution. La Charte rattachant la justice, les autorités administratives et les services publics à la vie publique, ses clauses sont contraires à la règle selon laquelle la langue de la République est le français. »
Pour sortir de cette contradiction, dont il faut reconnaître qu’elle est assez fondamentale, le Gouvernement propose, dans son projet de loi, que soit prise en compte dans la Constitution elle-même une déclaration interprétative, annoncée le 7 mai 1999, qui écarte l’application par la France d’un certain nombre de dispositions.
Parmi les dispositions relatives à « la vie publique » évoquée par l’article 7 précité, certaines paraissent, en effet, pleinement contradictoires avec nos principes républicains. C’est le cas, par exemple, de l’article 9-1, toujours situé dans cette deuxième partie, selon lequel « les parties s’engagent à prévoir dans les procédures pénales que les juridictions, à la demande d’une des parties, mènent la procédure dans les langues régionales et/ou minoritaires. »
Le 1-2 prévoit de « garantir à l’accusé le droit de s’exprimer dans sa langue régionale ».
Le 1-3 oblige à prévoir que « les requêtes et les preuves écrites ou orales ne soient pas considérées comme irrecevables au seul motif qu’elles sont formulées dans une langue régionale ou minoritaire. »
Il en va de même pour les procédures administratives et civiles. Ces articles sont tout à fait justifiés pour des pays, en particulier ceux de l’Est européen, où la diversité linguistique est une réalité bien établie, qui mérite une reconnaissance, y compris sur le plan institutionnel.
Pour notre pays, il s’agit d’une remise en cause de l’ordonnance de Villers-Cotterêts de 1539, que vous avez évoquée, madame la garde des sceaux, laquelle établit le français comme langue de la justice de la France.
Même si cela commence à dater et même si c’est un roi, François Ier,…
M. François Bonhomme. Un grand roi !
Mme Éliane Assassi. … qui a pris cette ordonnance, elle a permis de faire un pas en avant considérable vers l’unification de notre pays, dans la lente édification de la nation.
Remettre en cause ce texte mériterait, à mon sens, plus qu’une après-midi d’échanges. Ce serait même, me semble-t-il, au peuple d’en décider ! Le gouvernement de M. Jospin l’avait bien compris, en annonçant, en 1999, une déclaration interprétative visant à limiter pour notre pays l’application de la Charte.
D’autres domaines que la justice sont concernés frontalement, comme l’administration et l’enseignement. Là où le bât blesse, c’est sur l’analyse de la portée juridique de cette déclaration interprétative.
M. Philippe Bas, rapporteur. Exactement !
Mme Éliane Assassi. Soit elle s’impose – peu de gens soutiennent cette thèse – et notre pays se trouverait en porte à faux avec ses engagements européens, car la Charte européenne se trouverait vidée d’une partie significative de son sens. Soit elle a peu de valeur, ou n’en a aucune, et la portée de la remise en cause de certains principes républicains serait considérable.
M. Philippe Bas, rapporteur. Tout à fait !
Mme Éliane Assassi. La présentation du projet de loi constitutionnelle est en elle-même assez curieuse. La charte n’est pas jointe, et encore moins la déclaration interprétative. Madame la garde des sceaux, permettez-moi de vous dire que cela ne favorise pas la clarté de nos débats !
En revanche, l’avis du Conseil d’État du 30 juillet 2015 est limpide, quelle que soit l’opinion que l’on ait de cette juridiction.
M. Philippe Bas, rapporteur. Nous en avons une bonne opinion !
Mme Éliane Assassi. Le Conseil d’État déclare : « Cette déclaration contredit l’objet de la charte, qui vise, dans des stipulations qui, en vertu de l’article 21 de ce traité, ne peuvent faire l’objet de réserves, à donner des droits aux groupes de locuteurs d’utiliser leur langue dans la sphère publique. Sa mention dans la Constitution aurait une double conséquence.
« En premier lieu, la référence à deux textes, la Charte et la déclaration, difficilement compatibles entre eux, y introduirait une contradiction juridique.
« En second lieu, elle produirait une contradiction entre l’ordre juridique international, exposant tant à des incertitudes dans les procédures contentieuses nationales qu’à des critiques des organes émanant du Conseil de l’Europe et chargés de l’application de la charte ».
M. Philippe Bas, rapporteur. C’est limpide !
Mme Éliane Assassi. Le Conseil d’État exprime de manière assez diplomatique, je dois le dire, l’idée que cette déclaration n’a qu’une valeur toute relative dans l’échelle des normes, car, rappelons-le, les traités internationaux, en particulier européens, ont une valeur supérieure aux normes françaises.
M. Alain Anziani. Mais pas à la Constitution !
Mme Éliane Assassi. J’ai voulu être assez précise dans cette première partie de mon propos, car j’estime qu’il ne faut pas se tromper de débat. Pour l’immense majorité des défenseurs et des promoteurs de langues régionales, l’enjeu n’est pas, me semble-t-il, de remettre en cause la cohérence de la République et de dénier au français son caractère fondateur de notre nation.
Nombre de défenseurs de ces langues, dont je suis, avec un certain nombre d’élus de mon groupe, parmi lesquels notamment Éric Bocquet ou Michel Le Scouamec et d’autres encore, sont actifs et déterminés à ne pas laisser étouffer, voire mourir ces éléments essentiels de notre patrimoine culturel. Ils sont également de chauds partisans de la préservation du français face à la pression de plus en plus forte de l’anglais – ce n’est pas Éric Bocquet qui me contredira ! – comme langue de la mondialisation et symbole de domination des puissances financières.
N’opposons surtout pas les langues régionales au français ! Ce serait entraîner, à terme, l’extinction des deux.
Tout le monde peut être d’accord sur un point : les langues régionales sont en danger. Le comité consultatif pour la promotion des langues régionales, mis en place le 6 mars 2013, a d’ailleurs établi, le 15 juillet 2013, un diagnostic largement négatif sur l’état de notre patrimoine linguistique. Il constate une baisse régulière du nombre des locuteurs, y compris dans les zones transfrontalières.
Ce comité, comme de très nombreux partisans de la préservation de ces langues, s’accorde sur un élément : l’importance de la transmission et de l’enseignement.
Curieusement, une question n’est jamais abordée, ou si peu – je ne l’ai d’ailleurs pas entendue cet après-midi –, celle des moyens. Revivifier le patrimoine linguistique exige un investissement financier important, de l’État comme des collectivités territoriales.
M. Philippe Bas, rapporteur. Mais oui !
Mme Éliane Assassi. Qui peut prétendre ici que le dogme de la réduction des dépenses publiques, malheureusement largement partagé sur les travées de cet hémicycle, est conciliable avec un effort important, nécessaire et urgent de promotion de langues régionales ? Qui peut prétendre ici, mes chers collègues, qu’il va aider les élèves à affronter les grandes difficultés d’apprentissage du français ?
Les deux vont de pair, car si l’enseignement d’une langue régionale est privilégié pour un jeune enfant, les conditions d’acquisition du français devront être garanties, et cela dans un contexte d’apprentissage particulier, nécessitant une formation spécifique pour les enseignants.
Ne pas débattre des moyens quelque peu colossaux qui sont nécessaires – je ne parle pas des obligations comprises dans la charte elle-même – placerait inévitablement notre discussion dans la stratosphère.
Sur les travées du groupe CRC, bien loin de scander : « Pas de moyens, pas de sauvetage des langues régionales », nous affirmons notre volonté de placer cet objectif culturel au premier rang des choix budgétaires à venir. En la matière, madame la garde des sceaux, il faut de l’ambition, beaucoup d’ambition !
L’essor du français a nécessité, à travers les siècles, un effort considérable. Qui est prêt ici à engager aujourd’hui l’effort de la nation dans la promotion et la préservation des langues régionales ?
Des lois existent pour la promotion des langues régionales, depuis la loi Deixonne, la première en son genre, jusqu’aux dispositions relatives à l’enseignement contenues dans la récente loi relative à la refondation de l’école, ou, plus proche de nous encore, l’inscription de la promotion de ces langues dans les compétences régionales par l’article 1er de la loi de modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles, dite « loi MAPTAM », qui comprend ces mots : « Pour assurer la préservation de son identité et la promotion des langues régionales ».
Nous l’affirmons sans hésitation : la diversité des langues régionales et des cultures est une richesse à l’échelle de la planète, comme à l’intérieur de chaque nation.
Pour nous, la valorisation de la richesse linguistique en France et dans le monde participe de la défense de la langue française, langue de la République et de la résistance au rouleau compresseur d’une monoculture liée à un impérialisme économique, culturel et consumériste.
Le Gouvernement a d’ailleurs envisagé 39 engagements puisés dans les 98 proposés par la troisième partie de la charte, qui, elle, à la différence de la deuxième partie, ne s’impose pas dans son intégralité.
M. Jean-Jacques Urvoas, président de la commission des lois à l’Assemblée nationale et rapporteur de la proposition de loi constitutionnelle n° 1618 visant à ratifier la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires, faisait cette confession étonnante dans son rapport, que je vous invite à lire, mes chers collègues. Je cite la page 41 : « Les 39 engagements pris, ou plus exactement ″envisagés″, par la France lors de la signature de la charte, ce qui n’est pas la ratification, je le rappelle, peuvent donc, en dépit de l’absence de ratification, être mis en œuvre sans aucunement heurter notre loi fondamentale ».
Ce n’est pas moi qui le dis ! Je le répète, c’est écrit dans le rapport de M. Urvoas.
M. Jacques Legendre. C’est vrai !
Mme Éliane Assassi. Le comité consultatif précité, mis en place par Mme Aurélie Filipetti, alors ministre de la culture et de la communication, avait justement pour objectif de faire le point sur la mise en œuvre de ces engagements sans attendre une hypothétique révision constitutionnelle qui, d’ailleurs, n’était pas incluse dans les quatre projets constitutionnels, qui sont pour le moment mort-nés, déposés sur le bureau de l’Assemblée nationale au printemps 2013.
Pourquoi, tout à coup, reprendre le créneau de la révision constitutionnelle alors que les objectifs peuvent être atteints par d’autres voies, comme le plaide le comité consultatif ?
M. Philippe Dallier. Parce que les élections régionales approchent !
Mme Éliane Assassi. Pas seulement, monsieur Dallier ! Au reste, vous êtes un peu mal placés pour tenir ce genre de propos, car vous agissez de la même façon. J’en veux preuve la proposition de loi qui vient d’être déposée sur le bureau du Sénat !
N’est-ce pas Mme Filipetti qui, le 6 mai 2013, dans des réponses à des questions écrites sénatoriales, disait que « ce n’est pas seulement l’article 2 de la Constitution qui est en œuvre, ce sont les principes eux-mêmes sur lesquels tout notre édifice législatif est fondé. C’est aussi une haute montagne, si ce n’est infranchissable, qui est devant nous. »
Pourquoi cette obstination, qui risque d’ailleurs, par un effet boomerang, de mener à un échec préjudiciable au développement des langues régionales, alors que les 39 engagements constitueraient, une fois appliqués, des avancées très importantes de l’enseignement à la publication en langue régionale des actes administratifs, des œuvres audiovisuelles, au droit d’emploi des langues régionales dans l’entreprise ?
Je crains, madame la garde des sceaux, mes chers collègues, une fixation sur le débat constitutionnel, alors que tout peut être fait, que tout doit être fait, dans le cadre du droit commun.
Nous le savons tous ici, notre société est profondément en crise. La République et la cohésion de notre pays sont minées par l’inquiétude sociale, le chômage de masse, la précarité. Des forces tentent quotidiennement de dresser les uns contre les autres, de trouver des boucs émissaires. La Constitution d’un pays doit, selon notre lecture, être porteuse d’unicité, du vivre ensemble.
Je le répète, les sénatrices et sénateurs du groupe communiste républicain et citoyen ont, depuis des décennies, été aux côtés des défenseurs des langues régionales. Lors de la réunion de notre groupe, des avis différents se sont exprimés, non pas sur le fond, mais sur les moyens de parvenir à la valorisation de notre patrimoine linguistique.
J’espère, madame la garde des sceaux, que vous saurez nous apporter au cours du débat des éléments convaincants sur la nécessité d’intégrer dans l’ordre constitutionnel la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires, qui, pour le moment, me semble loin d’être établie.
J’attends, dans le même temps, de connaître la nature des moyens visant à mettre en œuvre les engagements pris par la France en faveur des langues régionales.
Je souhaite, avec mon groupe, sortir des postures politiciennes – c’est l’une des raisons pour lesquelles nous ne voterons pas la question préalable –, pour que soient prises des décisions concrètes et efficaces en faveur de la diversité linguistique. C’est cela que ceux qui sont profondément attachés à ce patrimoine attendent, et rien d’autre !