Lois
Avant d’être débattu et voté en séance publique, chaque projet ou proposition de loi est examiné par l’une des sept commissions permanentes du Sénat : lois, finances, affaires économiques, affaires étrangères et Défense, affaires culturelles, affaires sociales, aménagement du territoire et du développement durable. Classées par commissions, retrouvez ici les interventions générales et les explications de vote des sénateurs CRC.
Nous pourrions nous retrouver face à des déserts notariaux
Délai de validité des habilitations des clercs de notaires -
Par Cécile Cukierman / 29 juin 2016Madame la présidente, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, « il sera bon de donner du temps au temps », déclare Cervantes dans son œuvre Don Quichotte… Ce vieux proverbe ibérique, ainsi repris, s’applique fort bien, finalement, au sujet qui nous préoccupe aujourd’hui.
Nous avions eu, mes chers collègues, une discussion, relativement technique et plutôt complexe, sur le devenir des professions réglementées, à l’occasion de l’examen de la loi sur la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques – tout un programme ! –, et singulièrement les professions notariales.
Il s’agissait notamment, alors même que le service public fiscal est habilité à accomplir certaines des missions assumées aujourd’hui par les offices notariaux, de favoriser la promotion sociale des clercs de notaires, en leur permettant de franchir l’étape pour devenir officiers ministériels à leur tour.
Cette volonté législative d’offrir une perspective de carrière à un peu plus de 9 000 personnes aux situations diverses, dont la particularité est – soit dit en passant – d’être assez souvent des femmes, pouvait paraître estimable, mais elle appelle quelques observations.
Les activités notariales sont, de manière générale, effectuées dans le cadre d’études à effectifs plutôt réduits, puisque 63 % des cabinets comptent moins de dix salariés et 27 % de dix à vingt salariés.
Il s’agit – c’était sans doute là l’un des aspects de la loi d’août 2015 – d’une profession au niveau de qualification relativement élevé, avec près de deux tiers de cadres et de membres de professions intermédiaires.
Nul doute que la connaissance du droit s’avère essentielle dans un métier alliant service au public et technicité.
Comme de juste dans notre société encore patriarcale, les femmes, majoritaires dans l’effectif des études et offices, sont en général moins bien rémunérées que leurs collègues masculins et souffrent d’une discrimination salariale de plus de 20 %, inégalité qui, d’ailleurs, progresse avec la taille de l’étude.
Je ne sais pas si cette dimension sociale et ces discriminations salariales faisaient partie des préoccupations de M. Emmanuel Macron, lorsqu’il défendait son projet de loi, mais le fait est que ces problèmes constituent bien l’univers des professions notariales.
Pour autant, comme chacun le sait, c’est sous la chaude recommandation des autorités communautaires et les auspices du rapport Attali, dont M. Macron fut l’un des corédacteurs, qu’il a été demandé à la France de réformer les professions réglementées. L’idée pouvait paraître d’autant plus séduisante que le notariat, à l’instar d’autres professions, semble frappé par les risques de déclin démographique.
Le vieillissement des notaires est une réalité, relevée dans le rapport sur le projet de loi Macron, où l’on nous indiquait que 130 notaires avaient dépassé l’âge de soixante-dix ans et que plus de 1 600 étaient âgés de soixante à soixante-dix ans, proches de la date de liquidation de la pension de retraite de leur régime.
Pour revenir sur le sujet spécifique de la proposition de loi présentée par notre collègue Jacques Bigot, il faut rappeler que la commission spéciale chargée d’examiner le texte au Sénat avait décidé, sur la recommandation de son rapporteur, notre collègue François Pillet, qui est aujourd’hui rapporteur de cette proposition de loi, de prolonger l’habilitation des clercs jusqu’au 31 décembre 2020, compte tenu du temps requis pour être à peu près certain d’assurer le renouvellement des cadres.
Dans sa version finale, la loi Macron ne comporte pas ce dispositif. C’est donc là le nœud de la proposition de loi de notre collègue Jacques Bigot, reprenant le sens de la rédaction de la commission spéciale du Sénat.
Autant dire, pour aller à l’essentiel, que nous ne voyons strictement aucun inconvénient à ce que le dispositif d’habilitation des clercs soit prorogé pour éviter, en particulier, les ruptures éventuelles dans l’offre de services rendus par les offices notariaux.
Car, dans les faits, nous pourrions nous retrouver face à des déserts notariaux, comme nous avons déjà des déserts médicaux, nonobstant le fait que tous les offices ministériels ne connaissent pas tous le même volume d’affaires et n’enrichissent donc pas nécessairement leurs titulaires. Pour peu que votre office se situe dans une région de notre pays en phase de déclin démographique, où l’offre de logements dépasse largement la demande, vous vous retrouvez avec une rentabilité relativement limitée.
Réformer un pays, notamment dans une société comme celle de la France d’aujourd’hui, c’est donner du temps au temps. Or le temps des réformes ne va pas forcément de pair avec les effets de manche, les coups de menton volontaires et le temps politique et électoral. On le voit bien ici : pour que la profession notariale s’ouvre, il faut cinq bonnes années afin d’éviter tout désordre.
C’est peut-être cette leçon, finalement, qu’il nous faut ici retenir. Nous voterons donc en faveur de cette proposition de loi, qui appelle à la tempérance tous ceux qui s’enivrent du mot « réforme », chaque fois qu’ils s’expriment. D’ailleurs, nul doute que cette expression sera reprise, dans l’année à venir, par de nombreux candidats aux diverses élections…
En conclusion, à l’occasion de cette proposition de loi, nous ne pouvons que constater que la loi sur la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques – pure illustration de la novlangue technocratique servant à habiller ce que nous qualifions d’inacceptable ! – n’a pas causé le choc que d’aucuns en attendaient. Il faut donc bien donner du temps au temps…