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Les communiqués de presse

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Diversité culturelle, mondialisations et globalisation

Par / 4 juin 2003

Discours de Jack Ralite, animateur des Etats Généraux de la Culture, en ouverture de "l’Université des Mondialisation" organisée au Parc de la Villette par le Groupe d’Etudes et de Recherches sur les Mondialisations.

« Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde », disait Camus.
« Laisser aller le cours des choses, voila la catastrophe », disait Walter Benjamin. Ces deux hommes de création et de pensée nous alertent ainsi.
Sur la langue dont les réussites de forme, les bonheurs-du-mot attirent la pensée comme l’aimant la limaille, et favorisent la saisie d’une vérité.
Sur la fatale fatalité et ses conséquences, la résignation, l’impuissance démissionnaire.

Je dis cela parce que paradoxalement, j’ouvre une assemblée de réflexions organisée par le GERM où dès l’abord l’expression qui trois jours durant va nous occuper, à savoir la « diversité culturelle » est pour moi, si elle n’est pas complice de l’expression « exception culturelle », une mal-nomination.

Et c’est si vrai que le déroulé de la rencontre a pour point central la refondation de la diversité culturelle. Si ce concept, dans la visée qui nous réunit, à savoir garantir et promouvoir le pluralisme en culture et en art, a besoin d’être refondé, alors qu’il n’est utilisé politiquement dans ce dossier que depuis quatre ans, c’est bien qu’il y a quelque chose qui ne va pas, qui boîte.

CEDER SUR LES MOTS C’EST CEDER SUR LES CHOSES

Je suis de ceux qui n’admettent pas qu’un certain jour d’octobre 1999 lors d’une réunion européenne les représentants des 13 Etats membres de la Communauté y sont entrés avec le concept d’ « exception culturelle » dans leur musette, les uns applaudissant , les autres boudant, et qu’ils en sont sortis unanimes avec le concept ouvre-boîte, passe-partout de « diversité culturelle ». Il a été cédé sur les mots, il a été cédé sur les choses.

De ce point de vue, Pascal Lamy, le commissaire européen au Commerce a raison : « Tout le monde est d’accord avec la diversité culturelle », à commencer par Jean-Marie Messier dont on sait les immenses avatars qu’a connu sa démarche, Vivendi Universal, et le séisme culturel, social, économique et financier qui a suivi et continue.

Dire « diversité culturelle » au lieu d’ « exception culturelle », c’est le contraire de la rigueur, de la précision, c’est une sorte d’espéranto qui aurait réussi, c’est de la communication triviale, de l’accommodement, c’est ce que fustigeait René Char à la Libération, en écrivant, « méfie-toi de ceux qui se déclarent satisfaits, parce qu’ils pactisent. »

Or ici, personne ne pactise, chacun, chacune est attaché à la culture et à l’art dans leur création, leur pluralisme, leur production, leur distribution, leur rapport au public, ici et partout sur notre « pomme ronde » dirait Claudel.

Quand je dis personne ne pactise, c’est parce que l’histoire de l’« exception culturelle » a été un travail inouï d’invention et d’action, tout aussi éloigné du consensus mou que d’un monde séparé, un travail inouï vers une liberté nouvelle de la culture et de la création.

Mon exposé troussera donc cette expression, sa naissance, son histoire, son avenir. Le GERM a raison de vouloir mettre les points sur les i. On ne gagne pas une bataille dans le flou, on la gagne dans la clarté et avec passion, en agissant et non en subissant face aux pragmatiques de la gestionnite aiguë. « Se mêler de la chose publique est la seule façon d’être réaliste. » (Heinrich Böll)

LA CONSTRUCTION DE L’ « EXCEPTION CULTURELLE »

Alors d’abord un retour en arrière, pour se souvenir de l’avenir.
L’« exception culturelle » en France c’est la création de l’école laïque gratuite et obligatoire à la fin du XIX° siècle. L’« exception culturelle » toujours en France c’est la sécurité sociale dans la foulée de la victoire de 1944-45, et la création du fond de soutien au cinéma. L’« exception culturelle » en Europe c’est la directive Télévision Sans Frontières, c’est le prix unique du livre. L’« exception culturelle » à l’UNESCO à l’initiative des Etats-Unis c’est l’accord de Florence en 1950 et son protocole de Nairobi en 1976, autorisant un pays exsangue sur une activité à la défendre par des mesures particulières. C’est la Convention universelle sur les droits d’auteur de 1952. C’est encore la Convention pour la protection du patrimoine mondial, culturel et naturel en 1972.

Bref, cette construction de l’« exception culturelle » me fait penser à Michaux : « la pensée avant d’être œuvre est trajet » et « faute de soleil, sache mûrir dans la glace ».

Voila des années que les artistes dans la pluralité de leurs disciplines, de leurs sensibilités et de leurs esthétiques ont su se retrouver et conquérir cette « exception culturelle » de fait si ce n’est de droit au moment du GATT, ont su en obtenir confirmation lors de l’AMI, ont su en empêcher le maquillage au moment de la conférence de Birmingham sur la convergence, ont su en asseoir la réalité même si nous sommes encore dans le trajet en contribuant à ce qu’à Seattle la culture ne soit pas concernée par des négociations qui par ailleurs dans cette ville de Boeing et de Microsoft n’ont pas pu s’ouvrir, au grand dam de quelques uns qui ne renoncent pas à inverser le cours des choses. Et l’illustration la plus évidente de cette volonté de revanche se trouve dans la note de la « Table Ronde des Communications Internationales » (AOL Time Warner, British Telecom, IBM, Kirsch Media, Microsoft, Philips, News Corp. (Murdoch), Reed Elsevier, Sony, Disney, UPC, Yahoo, et même un temps ce qui reste de Vivendi Universal). Le 14 mai dernier en effet, ce réseau des très grands de la communication mondiale a demandé à Valéry Giscard d’Estaing et aux membres de la Convention européenne de démanteler l’ « exception culturelle ». En avril 95 le Département d’Etat américain, tirant les leçons de son échec au GATT faisait des recommandations dont la septième était « rechercher discrètement l’adhésion aux positions US des opérateurs européens affectés par les quotas ou réglementations, télévisions privées, publicitaires, opérateurs de télécoms ». Nous y sommes.

Octavio Paz trouvait « le marché efficace » mais ajoutait-il, « il n’a ni conscience ni miséricorde ». L’« exception culturelle » c’est la conscience. Et nous sommes des sociétés de conscience. Et les rois du marché que sont les grands groupes de communication voudraient comminatoirement blesser les nouvelles libertés que nous inventons et faire du monde un marché sans rivage, disposant de tout, et d’abord des hommes, des femmes et de leurs créations.

L’« exception culturelle » c’est précisément le refus d’identifier la culture à sa seule dimension commerciale, pilotée aujourd’hui par une financiarisation dont les affaires Messier et Enron nous ont montré les extrêmes dangers, au point que certains grands patrons disent leur inquiétude, la direction générale de la Concurrence à Bruxelles déclarant même ne plus pouvoir se satisfaire des « codes de bonne conduite » et autres auto-régulations que je qualifierai de molles ou de douces, en tout cas toujours source de culture à l’estomac.

LA SOCIETE-MONDE

Entendons-nous bien : nous sommes contemporains de l’avènement d’une société-monde.

Si l’international existe depuis longtemps, le mondial n’est que de notre temps. Le monde veut s’étendre, l’homme sent en lui des unités plus grandes que ses ancêtres ; il s’en est donné les moyens techniques, dont le numérique et Internet sont les figures emblématiques. En même temps, l’homme est inquiet, il a même souvent peur, au point de se recroqueviller, surtout s’il est précarisé, exclu comme on dit, sur un identitarisme qui est contre son identité. Alors, la question est-elle : être pour le monde ou être pour son chez-soi ? Je trouve que ce serait un débat myope, comme la polémique entre technophiles et technophobes. La vraie question est : comment veut-on que cette société-monde se construise ? La mondialisation sera-t-elle débridée ou maîtrisée ? Se verra-t-elle disciplinée par l’économie-hégémonie et les marchés généralisés sans frein, la concurrence où toujours le plus fort gagne, la déréglementation comme table de la loi, ou se verra-t-elle animée, dans un monde multipolaire, par une politique voulue, choisie, du développement humain, du bien commun assurant des normes de civilisation humaine ?

Aucune nation ne peut ignorer ce débat, ni esquiver l’institutionnalisation progressive de domaines universels dans lesquels la norme nationale de décision et de contrôle ne sera plus exclusive.

Et l’Europe, dans ce contexte, son sens, c’est qu’elle participe à l’émergence de la société-monde en respectant les nations qui la composent. Personne ne part pour un grand voyage en laissant ses bagages au départ.

Je résume : la nation, creuset symbolique où s’opère la fusion passé-présent-avenir, la nation-peuple, demeure le lieu principal de politisation, de souveraineté ; le monde, lui, est opérateur principal de socialisation ; l’Europe, elle, est l’interface en même temps que l’entrelacement des solidarités transnationales. C’est sur ce terrain où l’hier, l’aujourd’hui et le demain des hommes cherchent à s’articuler nouvellement avec un sens garantissant les droits fondamentaux.

LA PAROLE AUX ARTISTES

Or, parmi ces droits fondamentaux, il y a le droit à la culture, il y a les droits de la culture. Dans cette dynamique l’« exception culturelle » n’est pas une dérogation, c’est une politique à part entière, un bon empierrement de la société en quête de plus en plus exigeante d’habitabilité. Et je voudrais un instant attirer votre attention sur ce qui s’est passé en 1987 en France à l’initiative des « Etats Généraux de la Culture », qui au moment où s’épanouissait la déferlante financière, ont osé déclarer : « un peuple qui abandonne son imaginaire aux grandes affaires se condamne à des libertés précaires » et dans la foulée ont mis à jour avec la volonté de la voir mise en œuvre ce qu’ils ont appelé une responsabilité publique en matière de culture et d’art.

Laissons un instant, voulez-vous, la parole aux artistes sur la culture, l’art : Saint John Perse dans son discours au Nobel parlant de la poésie a écrit : « C’est le luxe de l’inaccoutumance ; seule l’inertie est menaçante ».

La poétesse russe Marina Ivanovna Tsvetaïeva écrit : « Le matériau des chaussures, le cuir peut être estimé, il est fini ; le matériau d’une œuvre d’art, l’esprit, ne peut être estimé, il est infini. Il n’existe pas de chaussures pour toujours ; chaque vers de Sapho est donné une fois pour toutes. Des chaussures incomprises ça n’existe pas. Tandis que des vers, ô combien ! »

Le peintre Pierre Soulage dit d’une toile qu’elle est un « accumulateur d’énergies » et Franz Kafka qu’un écrivain est celui qui fait « un bond hors du rang. »

Ces quatre artistes nous disent le fond des choses : les regardeurs, les lecteurs, les auditeurs des œuvres d’art sont mis en activité par ces œuvres, ils sont en chemin, ils sont tout autre chose que ces « consommateurs-partenaires de produits », consommateurs qui ne sortent plus d’eux-mêmes, qui n’entrent pas en eux-mêmes, qui ne restituent ni ne partagent rien. Nivelés, conformés, ils font du sur place.

Et ne m’envoyez pas à la figure un audimat, un « audimaître ». Oui, il se noircit du papier, mais combien Joë Bousquet a raison : « Noircir du papier, ça pullule. Le problème, ça n’est pas de noircir du papier, c’est d’éclairer du papier. »

Eclairons plus avant notre problème, et sans oublier que nous sommes confrontés à des mutations de grande ampleur, par exemple les nouvelles technologies, qui ne doivent pas être considérées comme une nouvelle utopie se substituant aux utopies culturelles et sociales, et au projet de société humaine et libre que ces dernières sous-tendent.

Nous sommes dans l’obligation de réfléchir profondément, comme d’ailleurs nous y invitent le GERM et François de Bernard.

LA CONVENTION EUROPEENNE

Je veux m’arrêter sur l’une des plus grandes questions de l’Europe, à savoir être ensemble, chacun restant soi, d’autant qu’elle a beaucoup à voir avec la culture, avec les identités culturelles. Je pense comme Pessoa : il ne faut pas « d’impolitesse nationale ». La reconnaissance de l’autre, l’écoute qui devrait être éperdue des voix inconnues, oubliées, des voix jusqu’ici contraintes à se taire, des voix devenues silencieuses, bref l’altérité est centrale. S’ouvrir au monde, se découvrir au travers de son semblable c’est l’appel à mêler, disait Hölderlin, « l’épreuve de l’étranger » est l’apprentissage du propre ». Mais nous sommes dans une période sans synthèse, qui donne à notre présent l’impression d’un vide où s’empoignent « le passé luisant » et « l’avenir incolore ».

Et alors qu’il faudrait donc pratiquer l’option d’autrui, mettre à jour des pensées passerelles, faire vivre un élan du pluralisme, construire un nouvel en commun, un nouveau vivre ensemble, nous constatons comme un repliement sur soi, une apologie de la différence qui va jusqu’au point où la différence devient indifférente aux autres différences. Il y a comme une insurrection de la différence, la différence à tout prix, l’exacerbation de la singularité, tout cela censé faire pièce à des uniformités grégaires, totalitaires, ou commerciales.

Il n’y a pas d’espérance solitaire. Les différences sont des distincts absolus manquant chacun de la vérité de l’autre et reconnaissant en ce manque précisément ce qui le constitue. C’est un travail immense, très différent de la tolérance qui dépure les gens et change la mise en commun en mise en moyenne.

Bien sûr il faut connaître les différences pour les reconnaître. L’ignorance est répandue et alors le jugement prend le dessus sur la connaissance, la différence au lieu de devenir serviable, instrumentalise ou est instrumentalisée.

Il faut donc être un synthétiseur, comme en musique, avoir un esprit de contenu au sens où le dit Fourier : « L’âme intégrale ne se réalise que dans l’élan avec d’autres âmes par suite de ce mouvement passionnel qui le porte à se réaliser en cherchant ses correspondances avec les autres. » Chacun le sait, que d’obstacles sur ce chemin, qui ne sont pas toujours visibles, sur lesquels une intelligence même révoltée peut se tranquilliser, s’aligner, et à tort s’apaiser. Tout cela est à mettre en œuvre, est à l’œuvre dans la construction européenne, qui a ces jours-ci d’importants rendez-vous, concernant la culture et l’art, c’est-à-dire la Convention européenne et le Traité qu’elle doit écrire, devant tenir lieu de Constitution européenne. Jusqu’ici, excepté le « rectificatif » de Maastricht, l’Europe, pour reprendre l’expression de Maurice Schuman, « a eu l’impudence de mépriser les rêves, la seule faute que le destin ne pardonne pas. » Eh bien, au moment où nous parlons, l’impudence est malheureusement toujours là.

LA CULTURE, INVITEE DE RACCROC

En effet, le projet de Traité constitutionnalise, consacre la libre circulation des capitaux et l’indépendance absolue de la Banque Centrale Européenne. Le libéralisme et la financiarisation, de démarches politiques deviennent ainsi démarches constitutives. C’est ni plus ni moins l’esprit de l’AMI revenu et sacralisé. Et tout cela sans avancée aucune au niveau de la démocratie, qui n’est que carence et inaccessibilité pour les citoyens aux instances décisionnelles.

Je pense à une belle métaphore de Bergman : « Le mouvement est intense parce que fébrile, comme une peau de serpent recouverte de fourmis. Le serpent est mort mais la peau regorge d’une vie indiscrète. »

Eh bien, soyons curieux, pour ne pas être confrontés à une seule approche atrophiée même si elle joue au tambour major.

En effet, un article de la Convention, l’article III-212, concerne les relations commerciales externes de la Communauté qui sont jusqu’ici réglées dans l’article 133 du Traité de Nice précisant que les décisions de la Communauté dans le domaine culturel et audiovisuel sont prises à l’unanimité. Or les textes reçus prévoient un vote à la majorité qualifiée. Sans doute dans la perspective, la démarche de la majorité qualifiée pour nombre de problèmes sera la pratique. Mais la culture n’étant pas une marchandise comme les autres, doit avoir un traitement singulier, celui qu’il a été convenu de nommer dans les accords de Marrakech qui ont conclu les négociations du GATT, l’« exception culturelle ». Je le répéterai inlassablement, elle est absente, ou plutôt, invitée de raccroc et noyée dans la diversité culturelle, cette expression fourre tout, dont Musil moquerait les auteurs, « qui classent parmi les quadrupèdes les chiens, les chaises, les tables et les équations du quatrième degré. »

UNE MOBILISATION NECESSAIRE

Combien dans ces conditions a été opportune la réunion internationale du Louvre à Paris en février dernier à l’initiative du Comité de Vigilance créé en France en 1995 pour mettre en échec l’AMI et de plusieurs coordinations nationales, notamment la canadienne. Cette réunion a réaffirmé son attachement à la « diversité culturelle ». Au récent Festival de Cannes, treize ministres européens se sont prononcés dans le même sens. A la Convention même, plusieurs amendements ont été déposés en faveur de cette position, que soutiennent aussi le Ministre de la Culture, Jean-Jacques Aillagon, et le Président de la République, Jacques Chirac. Pour le moment cependant, ce sont les ultra-libéraux qui l’emportent, ce qui est d’une extrême gravité. On regrettera que Pascal Lamy, pourtant titulaire d’un mandat impératif de la Commission, milite dans le sens du libéralisme, avec une argumentation qu’il faut relever.

A l’entendre, la « diversité culturelle » serait un acquis communautaire, ce qui est déjà discutable ; mais surtout même s’il est espérable et nécessaire qu’elle ait droit de cité dans la future Constitution, sans mesure concrète, elle ne sera pas effective. Par ailleurs, les Etats-Unis qui ont des intérêts financiers importants dans les nouveaux Etats membres de la Communauté européenne, notamment dans l’audiovisuel, font pression pour que la « diversité culturelle » ne soit qu’un mot. La conséquence la plus grave serait une remise en cause radicale des politiques culturelles nationales au nom de la clause de la nation la plus favorisée et des principes du traitement national et du libre accès au marché. Le fond de soutien en France deviendrait illégal, tout comme en Europe la directive Télévision Sans Frontières. Et tout cela dans un marché déjà largement dominé par les grands groupes de communication à pilotage américain. On ne peut ignorer que Sir Leon Brittan, le prédécesseur de Pascal Lamy a proposé une zone de libre échange avec les Etats-Unis, qui avait pourtant déjà été rejetée sous sa forme NTM (Nouveau Marché Transatlantique) après l’échec de l’AMI. Et cette question ne concerne pas seulement l’Europe, mais par exemple la Corée du Sud dont les cinéastes mènent une âpre bataille pour la diffusion de leurs films. Elle concerne aussi la Nouvelle-Zélande où, constatant les graves conséquences de la libéralisation et voulant rétablir la situation antérieure, le gouvernement s’est vu répliquer qu’on ne pouvait revenir sur les engagements pris à l’OMC. Et le cinéma africain, déjà si mal en point, verrait s’approfondir le « viol de son imaginaire » comme le dit si fortement Aminata Traoré, ancienne ministre de la Culture du Mali.

LE STATUT DE L’ESPRIT

Certes, nos assises n’ont pas été convoquées pour le seul combat, mais pour réfléchir à comment asseoir définitivement une responsabilité publique dans les domaines de l’art, la culture, l’audiovisuel, la propriété intellectuelle, l’éducation, la santé. On imaginerait mal ne pas lier les deux approches, et nous ne pourrons pas nous séparer, à mon avis, sans avoir osé une parade claire, rassembleuse, et efficace qui ne peut ignorer qu’il y aura des élections européennes au printemps 2004.

Puisque j’ai évoqué l’espace public, comment ne pas trouver l’initiative de Jürgen Habermas et de Jacques Derrida qui enregistre le nouvel espace public européen consécutif à la guerre d’Irak pour le mettre au service de la culture ? Il s’agit en ce début du XXI° du statut de l’esprit, du statut du vivant aussi.

Or non seulement il y a cet obstacle du projet de texte de la Convention à l’étape actuelle de sa rédaction, mais la réunion des ministres de la Culture et de l’Audiovisuel qui vient de se tenir à Thessalonique ne me semble pas avoir été roborative. De même, le colloque récent de l’UNESCO, qui on le sait est chargé d’accueillir l’outil international juridique et contraignant qui suivrait la question culturelle en lieu et place de l’OMC. La simple lecture du calendrier de travail issu de ce colloque est éloquente. C’est la politique de l’escargot.

« Savoir où on veut aller c’est bien, disait Zola, mais il faut encore montrer qu’on y va ». Alors montrons-le, voulez-vous ? Et d’abord en refusant l’amoindrissement de la politique culturelle de notre pays. Le Figaro a pu jeudi dernier présenter le projet de loi gouvernemental sur l’archéologie préventive comme un abandon de l’« exception culturelle ». Il faut aussi mentionner la tentative de remettre en cause le statut des intermittents du spectacle, notamment à l’initiative du MEDEF.

Ne laissons pas, instruits par l’affaire Vivendi, la concentration devenir implacable. D’autant que le succès des DVD, introduit dans les leaders de la diffusion cinématographique des patrons déconnectés du cinéma, plus liés au monde du grand commerce, c’est-à-dire plus sensible au quantitatif qu’au qualitatif et qui ne savent dire face à notre diagnostic que : « ça n’est pas aussi simple », mais qui pour justifier leur injustifiable, n’ont qu’une seule expression : « ça n’est jamais assez simple. »

LA CASTRATION MENTALE

En tout cas ce qui est simple, c’est que 70% des films qui occupent les écrans européens sont américains, et que 3% de films étrangers sont programmés aux Etats-Unis. Ce qui est simple, c’est l’offre saturante de films avec leur publicité débordante : en décembre 2002 en France, 50% des écrans étaient tenus pas 4 films grâce aux copies faites sans limite. Ce qui est simple, c’est qu’on s’apprête à donner aux grandes surfaces commerciales la possibilité de faire de la publicité à la télévision. Ce qui est simple, c’est que Le Film Français titre une interview du ministre de la Culture (16 mai 2003) : « Le ministère de la Culture doit être aussi le ministère de l’Economie de la Culture. » Je crois qu’il y a un moment qu’il l’est devenu.

Tout cela est l’écho des trois caractéristiques de l’audiovisuel et de la communication : concentration, déréglementation, financiarisation, accompagnées d’un messianisme technologique chosifiant l’Histoire, d’un évanouissement des fondamentaux du droit établi par la loi dans un Niagara de règles rassemblées dans une multitude de contrats, de la suprématie des produits sur les œuvres, véritable berlusconisation des programmes, comme les caractérisait au moment de la Cinq défunte Carlo Freccero : « La télévision commerciale est condamnée à une répétitivité éternelle pour captiver le plus grand nombre possible de spectateurs pendant le plus longtemps possible. La télévision doit demander un effort minimum. Les schémas connus, testés, sont en général récompensés par un choix parce que les téléspectateurs les reconnaissent. L’expérimentation de la nouveauté est dangereuse ». Bernard Noël parlerait de « castration mentale ».
Je sais tout l’effort fait par le ministre de la Culture au plan international pour asseoir l’« exception culturelle ». Il demeure que ce que je viens d’évoquer mine de l’intérieur ce combat au risque de nous faire penser à un poulet qui courrait encore après avoir été décapité. Tout ce qui constitue l’héritage et les éclats d’un passé lointain, récent et présent ne doit pas avoir un statut de complémentarité. Ce ne sont pas des petits bateaux qui accompagnent un vaisseau amiral. Si je ne disais pas cela, ce jour et ici, je ne serais pas sérieux.

RECUSER LA RELIGION DE L’ECONOMIE

Il est temps de mettre un terme à cet exposé introductif. Je ne saurai cependant le faire sans dire que rien de ce que j’ai exprimé n’est étranger à la question du Sud-Nord. Vous noterez l’inversion des points cardinaux. Ça n’est pas une coquetterie. C’est une option. Le Sud doit être écouté et entendu. C’est du Sud-Amérique Latine que nous est venue cette apostrophe d’Eduardo Galleano : « Les rêves et les cauchemars sont faits des mêmes matériaux, mais un seul rêve serait permis : le cauchemar d’un développement qui méprise la vie et adore les choses. » Ainsi le Sud se demande si ce rêve mérite ses vies. C’est un cadeau de pensée du Sud de portée historique quand on sait qu’entre ces populations et nous la différence confine presque au gouffre tandis que pour l’essentiel, tous les peuples du Sud sont dans un état d’urgence. C’est dans cet espace de pensée et de réalité que l’Europe doit ouvrir ses portes largement au Sud. L’Europe a des devoirs vis-à-vis du Sud qui tiennent à l’Histoire comme à l’actualité, au colonialisme et à la dette oppressant et encerclant toues les vies du Sud. Ainsi est vidée de son sens et de son sang le mot coopération. Ainsi progressent les intégrismes. Des formes supérieures de coopération et d’entraide doivent être initiées, rejetant l’égoïsme, refusant le terrassement moral spirituel et l’esseulement.

Rien de ce que j’ai exprimé n’est étranger à la question de l’Est, dont beaucoup d’Etats sont en voie d’adhérer à l’Union européenne, avec une expérience tragique par rapport au Tout-Etat qu’ils ont éprouvé et rejeté, et une expérience naïve en cours avec le Tout-Affaires qu’ils vivent aujourd’hui. Nous savons que la chute d’une illusion n’est pas synonyme immédiatement de clarté.

Rien de ce que j’ai exprimé n’est étranger au statut de millions de femmes et d’hommes qui vivent dans nos pays occidentaux dans la précarité ou le chômage avec cette idée devenue tenace, quasi fatale chez eux qu’ils sont en trop dans la société, qu’ils sont assignés à résidence dans une portion de l’espace social, à échange et à responsabilité limitée.

Rien de ce que j’ai exprimé n’est étranger à ces trois expériences géantes qui constituent le grand égarement des gens en ce début de siècle, où chacune, chacun, est « rendu au sol avec la dure réalité à étreindre et le devoir de chercher. » (Rimbaud)

L’OMC IMPITOYABLE ET LA SENSURE

Population du Sud, population de l’Est, population en difficulté (il ne s’agit pas seulement des pauvres) de nos pays, nous font obligation de récuser la religion de l’économie et des comptables supérieurs, qui bardés de statistiques pénètrent comme un cheval de Troie dans la pensée et l’imaginaire des êtres, circulent dans leur destin, mettent la main dans leurs rêves comme dans leurs poches et les sacrifient en les flattant. L’objectif, ne le cachons pas est d’empêcher que soit pensée une alternative, de nouveaux commencements que bloquent pour le moment la censure d’aujourd’hui. L’OMC est quelque part l’état major impitoyable de ce qu’on peut appeler une sensure.

C’est dire qu’au-delà du débat européen on retrouve pour conclure le débat-monde où la culture est concernée par des engagements de libéralisation. Aucun pays d’Europe n’en a fait. C’est bien. Les Etats-Unis ont déposé des engagements, maintenant selon eux le statu quo. Je dis « selon eux », parce qu’à regarder de près l’offre américaine, ils reclassifient complètement le secteur audiovisuel, en y organisant une véritable partition avec de nouveaux secteurs « autres services de communication », « secteurs récréatifs », et tenez-vous bien, si le premier libellé couvre la radio et la télédiffusion, le deuxième concerne la gestion des cinémas et des services de projection de films ! C’est un grignotage intérieur de l’« exception culturelle ». Finalement, c’est l’application créative du principe cher à M. Valenti : on vous laisse une régulation a minima pour l’ancien et on ne veut pas de régulation du tout pour le nouveau. Par exemple, le film diffusé sur Internet n’est plus un service, donc ne peut plus se réclamer de l’« exception culturelle », mais devient un bien virtuel et est donc libéralisable.

LE MARBRIER DE CARRARE

Une dernière remarque à laquelle je souhaiterais que nous accordions ensemble beaucoup d’importance. En ce moment, il y a comme un déferlement d’expertises et de judiciarisation du domaine qui nous préoccupe - et pas seulement d’ailleurs. Et cela pèse sur le débat qui se professionnalise, se lobbyise, s’enferme dans un milieu restreint.

Les enjeux de notre rencontre concernent si fondamentalement toute la société qu’on ne peut les approcher et les résoudre qu’avec toute la société, sans cloisonnement, sans exclu. L’expert a des connaissances mais pas nécessairement la solution. L’expert du quotidien a des connaissances en actes, mais lui non plus pas nécessairement la solution. C’est dans leur croisement, voire dans l’affrontement de leur approche que peut surgir un petit pas ou un très grand pas en avant. Péguy a écrit un beau texte sur un expert du quotidien, en vérité, le marbrier de Carrare :

« Si ce marbrier de Carrare
que nous ne connaissons pas, mon cher Fritel,
que nul ne connaît, que nul n’a jamais vu,
à qui nul ne pense,
si cet ignoré, si cet oublié, si ce perdu,
si cet inconnu, si ce tombé,
si cet italien de carrier de Carrare
avait seulement donné un coup de marteau de travers,
il suffisait de ce coup de marteau de travers
pour que cette décision irrévocable notre maître,
ce carrier notre souverain maître décidât pour l’éternité temporelle
de ce marbre.
Dans l’opération de l’ancienne matière tout compte
et tout compte pour toujours
et l’ouvrier le sait bien. »

Et dans la nouvelle matière tout compte aussi, et c’est notre ordre du jour, n’oubliant pas sa capitale dimension démocratique.

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