Nous sommes de plus en plus surveillés, contrôlés, fichés
Droit à la protection de la vie privée -
Par Éliane Assassi / 8 février 2012Madame la présidente, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, la question orale avec débat de notre collègue Anne-Marie Escoffier nous offre la possibilité de débattre d’un thème que nous considérons fondamental : comment concilier le développement des nouvelles technologies, qui favorisent la communication des particuliers et la diffusion de l’information, avec le formidable potentiel démocratique que cela recèle et le respect de la vie privée et de la protection des libertés individuelles ?
Avec le développement des technologies de l’information et de la communication et les nouveaux usages qui en sont faits, les possibilités de collecter des données personnelles concernant des millions d’hommes et de femmes se sont véritablement accrues ces dernières années, et ce sans que ces derniers en soient forcément conscients.
Parallèlement, les occasions de fichage se sont multipliées, que les fichiers soient publics, c’est-à-dire liés à la sécurité et au développement de l’administration électronique, ou à vocation commerciale. Ainsi, au quotidien, très peu d’aspects de notre vie privée échappent aux opportunités de fichage.
En effet, tout individu est susceptible d’être fiché, y compris à son insu, tout au long de sa vie, par la simple mise en œuvre de moyens techniques lors de ses déplacements, de ses connexions, de ses consultations d’informations ou de ses transactions : en tant qu’assuré social avec la carte Vitale, en tant qu’usager des transports avec le passe Navigo, en tant que consommateur avec les paiements en ligne, ou encore par le biais des réseaux sociaux virtuels, qui se développent, par l’usage des téléphones portables et l’envoi de SMS. Toutes ces techniques laissent des traces souvent indélébiles.
Les fichiers informatiques et les traitements automatisés de données à caractère personnel qui y sont associés sont devenus des outils de gestion de la société. Nous sommes ainsi de plus en plus surveillés, contrôlés, fichés.
La lutte contre l’insécurité, le terrorisme et l’immigration est devenue, depuis une dizaine d’années, un élément de justification commode des fichages en tout genre, et ce au mépris des libertés individuelles et publiques, dont le respect est pourtant au cœur de la démocratie. Ainsi, tout un arsenal de fichage policier de la population aux finalités pour le moins opaques et à l’efficacité plus que douteuse au regard des objectifs affichés s’est peu à peu mis en place.
M. Jean-Louis Carrère. C’est une question de civilisation, dirait M. Guéant !
Mme Éliane Assassi. Il en est ainsi du STIC, le système de traitement des infractions constatées, qui contient des données bien souvent erronées concernant des millions de personnes, y compris les victimes elles-mêmes, du FNAEG, le fichier national automatisé des empreintes génétiques, d’Europol, du SIS, le système d’information Schengen, et j’en passe.
Par ailleurs, certaines tentatives de fichage n’ont fort heureusement pas abouti grâce à la mobilisation d’une grande partie de la population, qui s’y est vivement opposée en raison de la teneur des informations devant y figurer ; je pense notamment aux fichiers ELOI et EDVIGE.
La mise en œuvre de fichiers concerne tous les domaines de notre société ; j’en veux pour preuve le fichier « base élèves » dans l’éducation nationale ou encore le DMP, le dossier médical personnel, en matière de santé.
La tentative est grande également d’introduire un numéro unique – le NIR, le numéro d’inscription au répertoire – dans des fichiers comme identifiant commun à plusieurs domaines, au mépris des principes de la loi du 6 janvier 1978. Il y a là un risque réel de voir son usage se généraliser, y compris à des fins éloignées de celles qui étaient initialement prévues, ce qui pourrait conduire aux mêmes dérives que celles qui ont été pointées avec le système SAFARI des années soixante-dix, qui fut à l’origine de la loi précitée.
Mais le tableau ne serait pas complet si je n’évoquais pas le développement accru de la vidéosurveillance, qui, sous couvert de lutter contre la délinquance, ce qui reste encore à prouver, constitue une atteinte aux libertés individuelles et publiques pour un coût exorbitant.
Quant à la biométrie, qui est un identifiant très intrusif, elle sert, elle aussi, au fichage. En effet, déjà utilisée pour l’établissement des passeports, dont la création a été autorisée par décret pour mieux contourner le Conseil d’État, elle est sur le point de l’être aussi pour les cartes nationales d’identité, qui contiendraient dorénavant un volet biométrique.
Le texte en cours d’examen qui prévoit cette mesure, et auquel nous sommes fermement opposés, représente une atteinte disproportionnée aux libertés fondamentales. Sous couvert de lutter contre l’usurpation d’identité et de sécuriser le e-commerce, il va permettre de créer un fichier supplémentaire intégrant cette fois-ci des données biométriques, c’est-à-dire très personnelles, à des fins peu avouables, puisqu’il pourrait être consulté dans le cadre d’enquêtes de police.
Sur le plan international, le fichage est aussi de rigueur. Je pense notamment à la volonté de mettre en place un fichier via le PNR – Passenger Name Record – s’agissant des vols en direction des États-Unis. Supposé lutter contre le terrorisme, ce fichier constitue en réalité une atteinte aux libertés fondamentales.
Ainsi que nous avons eu l’occasion de le dénoncer à plusieurs reprises, on assiste à la mise en œuvre d’une surveillance policière doublée d’un contrôle social généralisé de la population, singulièrement la plus fragilisée, ce qui est source d’inégalités ; je veux parler des pauvres, des malades, des allocataires, des mauvais payeurs, des étrangers, etc.
Notons au passage que, s’agissant des gains boursiers, des ventes d’objets d’art, d’obligations, de flux de capitaux ou encore de l’évasion fiscale, point de contrôle ni de fichiers ! Face à ces dérives sécuritaires et au développement des technologies qui offrent des possibilités illimitées de fichage, comment protéger nos libertés et droits fondamentaux comme celui de la protection de la vie privée ?
Il faut renforcer les droits des internautes pour répondre aux atteintes à la vie privée auxquelles internet peut donner lieu. Cela passe, par exemple, par le droit à l’oubli effectif, par la limitation de la durée de conservation des données ou encore par le recueil du consentement préalable des utilisateurs.
Afin d’encadrer strictement les fichiers dans le respect de nos principes constitutionnels, il est indispensable de revisiter la loi de 1978 concernant notamment le rôle et les pouvoirs de la CNIL, ses moyens juridiques en matière d’investigation et de pouvoirs de sanctions administratives et pécuniaires, ainsi que ses moyens humains, matériels et financiers. Trop de fichiers échappent encore au contrôle de celle-ci.
Pour permettre à cette institution d’exercer un contrôle réellement efficace au regard des objectifs que lui fixe la loi, il faut augmenter son budget annuel et ses effectifs, afin de mettre en place des délégués régionaux.
Il convient également de redonner à la CNIL le pouvoir qu’elle avait avant la loi du 6 août 2004 concernant les fichiers de l’État. Cette réforme a en effet permis que les fichiers dits de souveraineté, qui intéressent notamment la sûreté de l’État, la défense, la sécurité publique, la répression pénale, soient autorisés après un avis simple de la CNIL, alors qu’auparavant était exigé un avis conforme. Cette mesure a constitué un recul pour les libertés individuelles des citoyens et a affaibli le pouvoir de cette dernière.
S’agissant de la création de fichiers nationaux de police, j’estime que la compétence exclusive doit être réservée au législateur. La multiplication des fichiers informatiques, l’augmentation de la durée de conservation des données qui y sont consignées, l’élargissement du champ des personnes habilitées à consulter les fichiers, la multiplication des interconnexions de fichiers, la présence de nombreuses erreurs – non corrigées – dans certains fichiers constituent autant d’atteintes aux libertés individuelles et publiques auxquelles il convient de mettre un terme. C’est pourquoi il faut prévoir un moratoire en l’espèce.
Il serait également utile de dresser un bilan de tous les fichiers existants, des interconnexions possibles, des destinataires des informations stockées, etc.
Telles sont les observations et les pistes de réflexion que je tenais à formuler, au nom de mon groupe, non seulement à l’occasion de ce débat, mais aussi dans la perspective de la révision de la directive européenne de 1995 sur la protection des données personnelles.
Enfin, je ne saurais clore mon intervention sans remercier notre collègue Anne-Marie Escoffier de la ténacité et de la rigueur dont elle a fait preuve pour faire inscrire cette question orale à l’ordre du jour des travaux de notre assemblée.