Faute de soutien suffisant, le sport ressemble à un champ de ruines
Quelle perspective de reprise pour la pratique sportive ? -
Par Jérémy Bacchi / 24 mars 2021Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, le sport transcende les clivages, y compris dans cet hémicycle. Sa portée universelle nous permet, un temps, de mettre de côté nos différends. Son utilité sociale n’est plus à démontrer. Alors que de plus en plus de personnes s’inquiètent d’un délitement de la société, il fait partie de ces outils essentiels à la République émancipatrice que nous souhaitons. C’est d’autant plus vrai qu’il permet souvent aux populations les plus fragiles socialement et économiquement de sortir la tête de l’eau et d’échapper aux difficultés du quotidien. Il n’est d’ailleurs pas étonnant que l’on constate, en même temps que la fermeture des lieux sportifs, une augmentation de 80 % des troubles d’ordre psychologique chez les jeunes de moins de 15 ans.
Il y a encore peu, la France s’était donné comme cap d’accueillir les jeux Olympiques et Paralympiques de 2024 avec une progression de trois millions de pratiquants sportifs. Sans même entrer dans le débat autour de la dénomination de ces pratiquants, la pandémie nous oblige à revoir nos plans.
Aujourd’hui, ce sont 180 000 clubs et 108 fédérations qui sont en souffrance. Clubs de danse, de gymnastique, d’arts martiaux, de basketball, de rugby, etc. : plus de 70 000 structures craignent de ne jamais pouvoir rouvrir.
Au mois d’octobre dernier, la baisse des licenciés était estimée aux alentours de 30 %, ce qui représente autant de personnes ne faisant plus vivre l’idéal émancipateur du sport. C’est aussi quelque 260 millions d’euros de cotisations en moins pour les structures.
Ce constat est d’autant plus accablant qu’il existe de fortes disparités selon les territoires et les disciplines. J’étais lundi dernier dans les quartiers nord de Marseille, ma commune, au comité de veille de La Busserine. Là-bas, 65 % des licenciés ne sont pas revenus, alors même que le confinement a été particulièrement éprouvant pour eux et que la pratique libre du sport n’est plus possible.
Pire, la fermeture des locaux a entraîné une occupation des lieux par des dealers. Or les bénévoles ne savent pas s’ils pourront les faire partir une fois l’activité sportive relancée.
À cela, il faut ajouter près de 120 millions d’euros de pertes de recettes issues des événements et du sponsoring.
Je salue l’engagement important des collectivités territoriales : premier financeur du sport français, elles ont maintenu, voire augmenté leur contribution pour 92 % d’entre elles.
Face à cette situation cataclysmique, les pouvoirs publics doivent être en mesure de répondre à trois questions. Qu’a-t-il été fait jusqu’à présent ? Quelles réponses apporter dans les semaines et les mois qui viennent ? Quelles leçons tirer de la situation ?
Madame la ministre, je ne doute pas un seul instant de votre attachement à la pratique sportive, qui fait votre quotidien depuis tant d’années. Force est toutefois de reconnaître que, jusqu’à présent, les réponses à la crise de votre ministre de tutelle et du Gouvernement ne sont pas satisfaisantes. J’y vois d’ailleurs un nouvel effet indésirable du rattachement forcé de votre ministère à celui de Jean-Michel Blanquer.
Premièrement, ces réponses ont brillé par leur insuffisance en direction du sport amateur : 900 000 euros via le Comité national olympique et sportif français (CNOSF) et l’Agence nationale du sport (ANS) en 2020, auxquels s’ajouteront 20 millions d’euros pour l’année à venir pour compenser les pertes de licences, 15 millions d’euros d’aides d’urgence et 100 millions d’euros pour le Pass’Sport.
Voilà, en substance, la réponse apportée pour le gros des associations sportives. Pour être tout à fait exhaustif, il faut citer également l’accompagnement des 30 000 associations sportives employeuses, qui peuvent bénéficier du chômage partiel et des prêts garantis par l’État (PGE).
Deuxièmement, ces réponses ont été ressenties par le mouvement sportif comme particulièrement déséquilibrées, et ce en tous points. Un président de club s’exprime ainsi : « Il faut différencier le sport spectacle-business, où il y a de gros intérêts en jeu. Celui-là, il est visiblement plus important que les autres, on ne l’a pas sacrifié. L’économie prime sur tout, on l’a tous bien compris. »
Bien sûr, les pertes à assumer pour le sport professionnel, ainsi que sa place dans le paysage économique du pays, sont d’un tout autre ordre. Les chiffres sont connus : des pertes de recettes dépassant allègrement le milliard d’euros, près de 350 000 emplois directs concernés et plusieurs milliards d’euros de retombées fiscales en temps normal.
Toutefois, force est de constater que la réponse publique aux difficultés des clubs professionnels a été d’une tout autre dimension. Rien que les prêts garantis par l’État contractés par les clubs rattachés à la ligue de football professionnelle (LFP) dépassent les 600 millions d’euros.
Même en matière sportive, on ressent une sorte de « deux poids, deux mesures » qui interroge. À ce titre, est-il pertinent d’avoir relancé et maintenu avec tant d’ardeur les compétitions professionnelles, tout en laissant au placard les compétitions amatrices ? J’évoquerai deux cas qui, à mon sens, illustrent les paradoxes de la situation.
Martigues est une commune des Bouches-du-Rhône située à 35 kilomètres de Marseille et à 150 kilomètres de Sète. Malgré cette proximité, et les échanges entre les trois villes, un seul des trois clubs est interdit de compétitions, alors que les protocoles sanitaires sont appliqués partout. C’est d’autant plus incompréhensible que certains clubs de National 2 sont au moins aussi structurés que certains clubs professionnels. Le club de Martigues compte ainsi deux fois plus de contrats professionnels qu’une majorité d’équipes de National 1, la division supérieure.
De cet exemple découle le sentiment d’une coexistence de deux politiques sanitaires sportives et d’une prise en compte différenciée des risques selon que le club est sous régime de contrat professionnel ou sous régime de contrat fédéral.
D’un côté, les amateurs, qui ne rapportent pas d’argent, sont mis en extinction. De l’autre, les professionnels, pour qui « le jeu en vaut la chandelle », bénéficient d’un régime d’exception.
Madame la ministre, quelles perspectives à court terme pouvez-vous donner au monde amateur sportif ? Peut-on espérer une reprise progressive des compétitions en extérieur et en salle dans les semaines qui viennent ? Ce ne sera manifestement pas le cas en National 2, puisqu’il vient d’être mis fin à la saison.
La mise sur le marché la semaine dernière du masque fabriqué par Salomon peut-il constituer une porte de sortie de crise pour les associations sportives ? Si oui, votre ministère s’engagera-t-il financièrement et matériellement pour aider les fédérations et les clubs à se doter en matériel ?
De façon moins immédiate, cette crise montre que notre modèle sportif a atteint ses limites.
On pourrait presque se poser la question : le sport professionnel est-il devenu fou ? Le sportif et le supporter que je suis est parfois atteint, je le concède, d’une forme de schizophrénie : je voudrais tout à la fois voir les meilleurs joueurs évoluer tous les week-ends dans mon club de cœur, l’Olympique de Marseille (Sourires), et conserver aussi l’esprit sportif historique français.
Ce printemps encore, certains clubs exprimaient leur volonté de renforcer leur indépendance vis-à-vis de l’État, tout en attendant de ce dernier un soutien financier important. On en revient à la privatisation des profits et à la mutualisation des pertes, qui prévaut déjà dans la gestion des stades.
Il faudra bien pourtant reposer la question des liens, d’une part, entre sport professionnel et État, d’autre part, entre sport professionnel et sport amateur.
Sur le premier point, j’évoquais à l’instant l’attitude ambiguë de certaines ligues professionnelles.
Sur le second, pendant des décennies, sport professionnel et sport amateur ont entretenu une forme de solidarité à double sens. D’un côté, les clubs amateurs accueillaient et préformaient des jeunes qui faisaient ensuite carrière dans les clubs professionnels. De l’autre, ces derniers aidaient financièrement les clubs amateurs pour les maintenir en vie et les aider à se développer, dans un contexte de désengagement de l’État. Cette solidarité existe-t-elle toujours pleinement aujourd’hui ?
Le scandale de Mediapro, s’il met grandement en difficulté le football professionnel, a une conséquence que l’on évoque trop peu souvent : il prive toutes les disciplines sportives amatrices d’une manne essentielle à leur survie.
Depuis plusieurs années, des économistes pointent le risque d’implosion de la bulle des droits télévisés et de celle des transferts, mais aussi le problème de l’endettement des clubs, et appellent à revoir le modèle sportif professionnel.
Il me semble qu’un chantier devrait être lancé autour du plafonnement des taxes liées au sport. Selon les documents budgétaires présentés par le Gouvernement, les taxes sur les paris sportifs, les jeux de loterie et la taxe Buffet représenteront en 2021 une recette d’environ 420 millions d’euros, pour un reversement à l’ANS estimé à 166 millions d’euros à peine.
L’Assemblée nationale a discuté la semaine dernière d’une proposition de loi visant à démocratiser le sport en France. Madame la ministre, Laura Flessel, votre prédécesseure, nous parlait déjà de ce texte en 2017. Il est donc heureux qu’il arrive enfin. Toutefois, je me joins à la colère de ma collègue Marie-George Buffet qui, me semble-t-il, a une certaine légitimité en matière sportive.
Comment démocratiser le sport sans avancer sur le dossier de la régulation du monde professionnel, qui tout à la fois apporte les moyens nécessaires au monde amateur, mais capte une part non négligeable des ressources publiques ?
Comment démocratiser le sport sans s’atteler à la question de l’engagement de l’État dans la pratique sportive, alors même que votre ministère ne représente que 0,14 % du budget de l’État ?
Comment démocratiser le sport sans évoquer la question du sport scolaire, qui constitue un outil essentiel à l’épanouissement des enfants comme une porte d’entrée à la pratique licenciée ?
Comment, enfin, démocratiser le sport sans s’atteler à tous les freins à la pratique, notamment économiques ?
En cette période de crise, les sports amateurs et professionnels ressemblent de plus en plus à un champ de ruines. Si la situation est catastrophique, elle offre aussi l’opportunité de repartir sur de bonnes bases.
Ce débat, qui préfigure d’une certaine manière la discussion sénatoriale sur la proposition de loi de Céline Calvez, doit être l’occasion de proposer des solutions pour un avenir sportif populaire et accessible à toutes et tous. Je sais que, sur toutes les travées de cet hémicycle, se trouvent des amatrices et des amateurs de sport qui auront à cœur de faire vivre les valeurs sportives.