Il faut repenser la sécurité globale autrement que par le seul prisme de la dépense militaire
Déclaration du gouvernement relative à la programmation militaire -
Par Pierre Laurent / 23 juin 2021Monsieur le président, monsieur le Premier ministre, madame la ministre, mes chers collègues, conformément à l’article 7 de la LPM votée en 2018, nous attendions en cette année 2021 un projet de loi d’actualisation. Tout le justifiait : non seulement cet engagement législatif, mais aussi les évolutions du contexte géostratégique et le bouleversement des priorités qu’impose la crise pandémique pour la sécurité humaine mondiale. Mais le débat n’aura pas lieu.
J’y insiste : sur toutes les travées, on attendait ce texte, que l’on ait voté le projet de loi de programmation militaire ou qu’on l’ait, comme nous, refusé.
Monsieur le Premier ministre, vous avez décidé d’expédier cette discussion essentielle en deux heures, en nous demandant un quitus pour la suite de la mise en œuvre de la trajectoire programmée. Autrement dit, vous réduisez une fois encore le rôle du Parlement dans l’élaboration de choix nationaux fondamentaux.
Escamoter le Parlement sur des sujets d’une telle importance est grave, d’autant que le contrôle parlementaire sur notre stratégie de défense est déjà largement limité par les prérogatives exorbitantes du chef de l’État. Engagement des opérations militaires extérieures, autorisation des exportations d’armes, dissuasion nucléaire : les domaines réservés réduisent beaucoup le rôle du Parlement, alors qu’il y va de la sécurité de la France.
Un débat d’actualisation aurait ouvert un espace démocratique ô combien nécessaire : il aurait été bien plus efficace qu’un projet de loi de finances, au titre duquel les marges de manœuvre sont réduites à peu de chose.
Les sommes en question sont pourtant considérables. La loi de programmation militaire prévoit une dépense globale de 295 milliards d’euros sur toute la période. D’après le rapport de notre commission des affaires étrangères, 198 milliards d’euros ont été programmés jusqu’en 2023. Il resterait donc 95 milliards d’euros à engager sur les deux dernières années pour porter à 50 milliards d’euros, en 2025, le budget militaire de la France, déjà passé à quelque 39 milliards d’euros cette année.
Alors qu’à peine la crise du covid ralentie votre gouvernement reprend le refrain de la « maîtrise des dépenses publiques » contre les dépenses sociales, expliquez-nous ce que vous allez sacrifier pour atteindre un tel niveau de dépenses militaires ! Vous l’expliquez d’autant moins que, selon notre commission, les surcoûts à prévoir atteignent déjà 8,6 milliards d’euros, ce qui aurait dû être une raison supplémentaire de débattre du périmètre d’actualisation.
Il semble d’ailleurs que l’amélioration de la condition de nos militaires, les équipements « à hauteur d’homme » pour nos soldats et le maintien en condition opérationnelle, dont nous étions convenus de la nécessité lors de l’adoption du projet de loi de programmation, servent d’ores et déjà de variables d’ajustement.
Le service de santé des armées reste lui aussi en grande souffrance, le déficit en effectifs pour les médecins de premier recours s’étant fortement aggravé au cours de l’année écoulée.
Une loi d’actualisation aurait permis davantage de transparence ; à l’opposé, on nous demande un blanc-seing sans réel contrôle parlementaire, alors même que la privatisation croissante de nos industries d’armement affaiblit le contrôle nécessaire de la Nation et fait s’envoler les coûts.
Les enjeux d’une loi de programmation d’une telle ampleur ne peuvent être examinés en faisant abstraction des concepts stratégiques qu’elle entend servir.
Depuis 2017, le discours présidentiel n’a cessé de renforcer l’affirmation selon laquelle notre sécurité ne saurait être assurée qu’avec un « modèle d’armée complet sur tout le spectre d’intervention », toujours davantage capable d’« entrer en premier » dans des conflits de « plus en plus haute intensité ». La montée des menaces justifierait donc une armée de plus en plus tournée vers la projection de nos forces.
Or, au moment même où vous réaffirmez ce modèle de projection, l’échec de l’opération Barkhane au Sahel sonne comme un rappel à l’ordre. Nous y avons pourtant englouti progressivement plus de 1 milliard d’euros par an.
Notre assemblée, qui a moult fois sollicité auditions et débats pour examiner et évaluer le bilan réel de cette intervention militaire d’envergure, a appris par la presse le revirement présidentiel sur Barkhane. Là encore, quel mépris du Parlement !
Pour notre part, nous n’avons cessé de donner l’alerte. Nous étions face à un engrenage : la militarisation risquait de créer un terrain propice à l’extension des menaces djihadistes, lesquelles prospèrent dans le chaos créé par la guerre dans des pays d’Afrique toujours pillés et vulnérables à la déstabilisation. Malheureusement, nous y sommes ; les violences s’étendent partout en Afrique – au Mali, au Burkina Faso, dans la région des trois frontières, en Côte d’Ivoire ou encore au Mozambique.
Puisqu’il faut bien décrypter ce que l’on refuse de venir nous expliquer au Parlement, il semble que la « rationalisation » de notre politique d’intervention militaire en Afrique soit moins un « retrait » de nos armées qu’une « reconfiguration », le but étant de déployer nos forces d’intervention plus avant et dans un plus grand nombre de pays. Le logiciel semble donc inchangé, mais les mêmes causes produiront les mêmes effets.
Pendant ce temps, comme le montrera probablement – et malheureusement – le vote définitif du projet de loi de programmation relatif au développement solidaire et à la lutte contre les inégalités mondiales, nous sommes incapables de programmer une véritable montée en charge de notre aide publique au développement vers l’objectif de 0,7 % du PIB.
Demain, nous nous réunirons en commission mixte paritaire pour examiner une nouvelle fois ce projet de loi de programmation. Nous aurons été incapables d’y inscrire un engagement ferme de 28 milliards d’euros – dix fois moins que la LPM ! – à destination des pays les plus pauvres d’ici à 2025.
Pourtant, ces milliards ne sont-ils pas indispensables à la sécurité du monde ? Notre priorité militaire peut-elle véritablement tenir lieu de politique de sécurité planétaire ? Ne faudrait-il pas au contraire travailler à de nouvelles logiques de développement et de coopération, qui fassent reculer le moins-disant fiscal et qui confortent la mobilisation des ressources internes de ces pays ?
Si nous ne nous donnons pas les moyens d’une lutte ambitieuse contre la pauvreté, la sous-alimentation, les dérèglements climatiques et toute forme d’insécurité humaine dans le monde, il y a fort à parier que la militarisation croissante de nos relations internationales n’engendrera ni paix, ni sécurité collective, ni recul des formes de guerre hybrides ou asymétriques. Bien au contraire, elle entraînera la dissémination des violences et des conflits. Et je ne parle pas des ventes d’armes, dont nous sommes un champion mondial : elles dispersent un peu partout dans ce monde instable des arsenaux qui sont de véritables bombes à retardement, comme on l’a vu récemment au Yémen.
Ainsi, tout nous incite à réinterroger les objectifs de la LPM.
Nous prétendons créer de la sécurité mondiale en développant notre capacité militaire de projection dans tous les domaines. Nous le faisons en revendiquant le concept, élaboré par l’OTAN, des 2 % de dépenses militaires dans les budgets nationaux des pays de l’Alliance atlantique.
Nous courons sur tous les fronts de l’escalade armée : en Europe de l’Est, avec les manœuvres militaires de l’OTAN face à la Russie ; dans la zone indo-pacifique, avec les démonstrations de force maritimes aux côtés des États-Unis face à la Chine ; en Europe, pour promouvoir de coûteux programmes industriels de défense aux objectifs stratégiques au demeurant très mal définis ; en Afrique, comme je l’ai dit.
Nous nous apprêtons à lancer le projet d’un porte-avions de nouvelle génération à propulsion nucléaire, estimé à 10 milliards d’euros d’ici à 2038, et pour quels objectifs ? La sécurité de nos espaces maritimes ? Ou bien plutôt dans une logique de puissance et de projection, là encore, de nos forces extérieures ?
Nous jouons un jeu dangereux en usant de notre puissance militaire comme d’une arme politique et diplomatique, loin de nos besoins de sécurité nationale.
Nous acceptons sans broncher la militarisation de l’espace. Or c’est probablement l’un des dangers les plus grands, et peut-être l’un des plus coûteux, du XXIe siècle. En parallèle, nous lançons à notre tour, avec fierté, un commandement militaire de l’espace. La LPM prévoit d’importants investissements en la matière afin de rivaliser avec les programmes massifs états-uniens, russes, chinois et israéliens.
On le sait : les traités de 1967 et de 1979 doivent être révisés. Pourtant, en octobre 2018, notre gouvernement s’est montré particulièrement discret quand il s’est agi de discuter d’une telle révision. Les Nations unies déclaraient ainsi par la voie d’un communiqué : « Sans pour autant écarter la possibilité d’un nouveau traité, pour la France, le Royaume-Uni ou l’Italie, l’urgence est toutefois d’adopter au plus vite de nouvelles mesures qui répondent aux préoccupations les plus aiguës. » En d’autres termes, on a préféré mettre le doigt et même les deux mains dans une machine dont on sait qu’elle nous happera le bras.
Nous sommes les acteurs d’une escalade militaire mondiale qui est repartie à un rythme fou, tout autant tirée par les appétits de profits que font miroiter la sophistication et les ruptures technologiques que par les entrepreneurs de violence et de guerre, étatiques ou non, qui prospèrent dans les insécurités mondiales.
Où allons-nous ? Combien de temps allons-nous continuer ainsi ? Pour préparer quelle paix ou, plus exactement, quelle guerre ?
Ce cycle apparaît de nouveau sans fin. Loin du fatalisme de la guerre et des menaces, la France, tout en assurant sa sécurité, devrait lever haut et fort le drapeau de la désescalade. Or nous ne sommes jamais au rendez-vous des batailles mondiales pour le désarmement.
Un vent de mobilisation s’est levé aux Nations unies pour relancer un processus mondial de désarmement militaire, avec la signature par de nombreux pays du traité sur l’interdiction des armes nucléaires (TIAN) ; nous avons combattu cette dynamique plutôt que de nourrir le débat mondial et multilatéral en faveur de nouvelles étapes de désarmement nucléaire.
À son terme, la LPM aura consacré plus de 37 milliards d’euros à la modernisation de notre dissuasion. Or agir pour débarrasser le monde et notre pays de ce fardeau dans un processus multilatéral de désarmement reste une condition de la sécurité collective et de la paix.
Monsieur le Premier ministre, madame la ministre, vous l’aurez compris : les élus de notre groupe s’opposeront au quitus que vous nous demandez, parce que de tels engagements budgétaires ne peuvent être ratifiés à la légère, encore moins aujourd’hui qu’hier, et parce que nous avons plus que jamais besoin de repenser les concepts mêmes de défense nationale et de sécurité humaine globale planétaire. On ne saurait les considérer, ces concepts, au seul prisme de la progression de nos dépenses militaires !