Le pilotage par les intérêts financiers et la concurrence risque de mener l’Europe à d’autres déchirements
Réunion du Conseil européen des 21 et 22 octobre 2021 -
Par Pierre Laurent / 13 octobre 2021Permettez-moi, monsieur le secrétaire d’État, de commencer mon propos en évoquant la tension qui s’aggrave sur les côtes de la Manche : dans plusieurs domaines, les Britanniques foulent aux pieds leurs engagements et jouent avec le feu. Malheureusement, l’addition du Brexit et des surenchères nationalistes sur fond de guerre économique risque de coûter toujours plus cher.
Je ne veux évoquer que l’un de ces enjeux brûlants : la pêche. Le Royaume-Uni bafoue l’accord qu’elle a signé avec l’Union européenne, qui prévoit d’accorder des licences de pêche aux marins qui pêchaient déjà avant le Brexit dans les eaux britanniques. La colère des marins est forte et légitime. Que compte faire le Gouvernement pour imposer le respect de cet accord ? Comment compte-t-il être aux côtés de nos pêcheurs dans les jours qui viennent ? Il y a urgence sur ce point !
Néanmoins, le Brexit n’est que l’une des manifestations d’une crise plus profonde d’une Union européenne depuis trop longtemps fondée sur le pilotage par les grands intérêts financiers et la libre concurrence. Si cette trajectoire ne change pas, elle mènera l’Europe à d’autres déchirements.
La France, monsieur le secrétaire d’État, s’apprête à présider le Conseil de l’Union européenne, dès le 1er janvier 2022 ; c’est maintenant que cette présidence se prépare. Qu’allons-nous faire de cette occasion, quel sens allons-nous donner à cette présidence ?
L’Union européenne a laissé depuis longtemps les clés du camion aux logiques concurrentielles du marché capitaliste. Néanmoins, face aux grands défis humains d’aujourd’hui – inégalités, déséquilibres sociaux, climat, relocalisation industrielle, alimentation durable, sécurité collective –, l’Europe doit changer de logiciel, pour réinventer les solidarités et une vision commune de l’avenir.
L’Europe est minée par des poussées nationalistes rétrogrades, qui sont le revers des logiques de guerre économique qui ont laissé depuis belle lurette le progrès social en cale sèche. Allons-nous agir pour pousser à repenser le futur de l’Europe à l’aune de la nécessité d’inverser la vapeur en matière de priorités sociales ?
Vous parlez souvent d’autonomie stratégique européenne, monsieur le secrétaire d’État, mais il faudrait commencer par dire sur quoi nous entendons fonder cette autonomie stratégique. La première marque d’autonomie devrait à mes yeux consister à affirmer haut et fort que le projet européen doit redevenir un projet de progrès social pour toutes et tous, un projet de sécurité humaine.
La pandémie nous enseigne. Elle devrait hisser l’Europe de la santé, de la protection sociale et des services publics, qui ont protégé les Européens, au premier rang des priorités du continent.
Aussi, à quand la mise en commun de la recherche et la levée des brevets ? À quand un vaccin européen ? À quand la sortie des dépenses de santé publique du calcul mortifère des critères d’austérité budgétaire, quand on sait dans quel état l’application de ces critères a laissé les systèmes de santé publique à la veille de la pandémie ?
À quand la création d’un fonds de développement social et écologique financé par la Banque centrale européenne à taux nul pour l’extension des services publics en Europe, par exemple pour la maîtrise publique de l’énergie et de ses prix ?
À quand la fin de la folle course européenne au recul de l’âge de départ à la retraite ? On parle de 64, 65, 67 ans ; pourquoi pas 70 ans, tant que l’on y est ? Pourtant, le continent compte 15,5 millions de chômeurs et la précarité ravage la jeunesse européenne. Voilà ce qui sonnerait le réveil de l’Europe : une nouvelle ambition sociale. Comment l’Europe peut-elle prétendre entrer dignement dans le XXIe siècle tout en programmant l’épuisement des salariés au travail par le recul continu du droit à la retraite ?
Le sommet social de Porto n’a débouché, une fois encore, que sur un catalogue d’intentions non contraignantes. Où en est-on concrètement, par exemple, du projet de directive sur le salaire minimum européen ? Il n’y serait fixé, semble-t-il, aucun objectif normatif. La Confédération européenne des syndicats plaide pour qu’un « seuil de décence » soit intégré dans la législation. C’est dire où nous en sommes ! Quelle norme précise défend notre pays dans cette directive qu’elle prétend faire aboutir pendant la présidence française ?
On a également évoqué au sommet social de Porto un texte de la Commission européenne devant réguler l’activité des travailleurs des plateformes. Puisqu’on parle de numérique, parlons aussi des salariés ubérisés !
Le gouvernement français utilisera-t-il la proposition de directive de la parlementaire européenne française Leïla Chaibi, qui recommande la requalification de ces travailleurs en salariés, alors que, aujourd’hui, ils cumulent dans les faits les subordinations attachées au statut d’indépendant et à celui du salariat, sans bénéficier des garanties attachées aux droits du travail les plus fondamentaux ?
Ce passage d’une société de services à une « société de serviteurs », suivant l’expression de mon collègue Pascal Savoldelli, cette apparition d’un sous-prolétariat uberisé appelle une évolution conforme aux multiples décisions de justice qui, partout en Europe, se multiplient pour reconnaître la subordination de ces travailleurs. Allez-vous utiliser, monsieur le secrétaire d’État, les recommandations sur ce sujet de la mission d’information dont Pascal Savoldelli a été le rapporteur ?
Engager un nouveau chemin de progrès social, c’est forcément mobiliser autrement la création de richesses. J’aurai à ce propos deux questions à vous poser, monsieur le secrétaire d’État.
Premièrement, quelle est la position française sur l’avenir des règles du pacte de stabilité budgétaire ? Fixés pour écraser la dépense publique et sociale, ces indicateurs ont volé en éclat avec la pandémie, heureusement pour notre santé et pour la vie sociale et économique.
Monsieur le secrétaire d’État, la France est-elle favorable à l’abandon définitif de ces règles ? Êtes-vous prêt à l’élaboration de nouvelles règles, en matière budgétaire comme en matière monétaire, pour le financement d’un nouveau type de développement social, de transition écologique juste, de relocalisation et de reconstruction industrielle ? Si tel est le cas, quelles seraient ces règles ?
Ma deuxième question porte sur nos ambitions en matière de lutte contre l’évasion et l’optimisation fiscales. Éric Bocquet déplorait ici même, il y a quelques jours, que deux jours seulement après le début des révélations des Pandora papers les ministres des finances de l’UE ont retiré trois juridictions de la liste noire des paradis fiscaux.
Mme Nathalie Goulet. Eh oui !
M. Pierre Laurent. On n’a en revanche toujours rien, évidemment, sur le cœur de la machine à optimiser qui sévit au sein de l’Union – au Luxembourg, mais pas seulement. À ce propos, quelle interprétation française et européenne comptez-vous faire de l’accord signé sur l’imposition minimum de 15 % des multinationales ? Ce taux sera-t-il pour vous un plancher minimal mondial, ou bien un taux d’harmonisation cible pour l’Europe ?
Voilà, monsieur le secrétaire d’État, les quelques questions que je voulais vous poser pour le renouveau d’une ambition sociale européenne, sans laquelle l’Europe juste et solidaire restera un mot creux.