Peu à peu, nous entrons dans une société de la répression permanente
Assistons-nous au recul de l’État de droit en France ? -
Par Esther Benbassa / 29 octobre 2019L’État de droit est-il en recul en France ? À cette interrogation, je répondrai sans préambule que, oui, indéniablement, l’État de droit est mis à mal au sein de la nation.
Qu’est-ce qu’un État de droit ? Un système institutionnel dans lequel la séparation des pouvoirs est de mise. Un système institutionnel dans lequel la branche judiciaire prévient toute atteinte aux libertés fondamentales et sanctionne sa police quand des dérives sont à déplorer, comme ce fut le cas avec le mouvement social des « gilets jaunes », à l’encontre des lycéens de Mantes-la-Jolie ou quand le jeune Steve a disparu.
Depuis plusieurs années, tant les exécutifs successifs que la majorité conservatrice du Sénat utilisent la loi pour porter atteinte à de nombreux droits fondamentaux.
En 2017, un projet de loi a fait entrer dans le droit commun des dispositions de l’état d’urgence. En avril et en octobre 2019, des propositions de loi sont venues gravement porter atteinte aux droits à manifester et à s’exprimer dans l’espace public.
Peu à peu, nous entrons dans une société de la répression permanente. Les droits inhérents à une démocratie moderne sont mis à genou au nom de la lutte contre le terrorisme et du maintien de l’ordre public.
Alors que tout semble désormais permis en matière sécuritaire, ma question est simple, monsieur le ministre : quand les pratiques de nos forces de police seront-elles encadrées, sur le modèle de la « désescalade » dans les manifestations appliquée en Allemagne et dans les pays scandinaves ?
M. le président. La parole est à M. le ministre.
M. Marc Fesneau, ministre auprès du Premier ministre, chargé des relations avec le Parlement. Madame la sénatrice, je ne partage pas votre point de vue sur la question de l’État de droit. Le recours assez régulier à la violence dans les manifestations, c’est un problème pour l’État de droit. La menace qui pèse sur les journalistes dans leur travail, c’est une menace contre l’État de droit. Les violences à l’endroit des policiers ou des forces de secours, c’est une menace contre l’État de droit. Les actions terroristes et le danger qu’elles font peser, y compris sur la cohésion collective, c’est une menace contre l’État de droit.
On peut certes regarder les choses comme vous le faites, mais un certain nombre d’événements se produisent qui nécessitent que notre pays se dote de moyens et d’outils pour rétablir l’État de droit et protéger nos citoyens, y compris dans leur droit de manifester.
Je vous rappelle que nous sommes profondément attachés – cela a été rappelé à plusieurs reprises – à la liberté de manifestation. Ce droit s’inscrit dans les racines de notre démocratie, c’est d’ailleurs un droit et une liberté fondamentale. Contrairement à ce que vous dites, je ne pense pas que nous pénalisions le droit à manifester – car, au fond, c’est ce que vous affirmez. En revanche, il faut reconnaître que, lors de l’émergence il y a tout juste un an du mouvement des « gilets jaunes », des faits d’une violence inouïe ont été commis à Paris ou en région. Chacun a pu le mesurer : cela n’a plus rien à voir avec le fait d’exprimer son opinion sur la voie publique.
Les parquets ont exercé leurs prérogatives, conformément à la loi. Des manifestants qui commettent des actes délictuels – pillages, violences – contre les forces de l’ordre ne sont plus des manifestants et doivent être poursuivis conformément à la loi.
Garantir l’État de droit, c’est garantir la possibilité de manifester publiquement. Je ne voudrais pas que, par notre incapacité à empêcher les Black Blocs d’agir, nous privions les manifestants pacifistes du droit à manifester. C’est bien dans ce cadre-là que la doctrine du maintien de l’ordre s’inscrit pour faire respecter l’État droit, en particulier la liberté de manifester.
M. le président. La parole est à Mme Esther Benbassa, pour la réplique.
Mme Esther Benbassa. Monsieur le ministre, la sécurité doit nous permettre d’exercer nos libertés et non de les restreindre. Vous avez parlé des « gilets jaunes » et de leur violence. Je crois que vous les confondez avec les Black Blocs ! Ceux qui commettaient les violences, c’étaient des Black Blocs que les forces de l’ordre n’arrêtaient pas ! Certes, il y a eu également des violences de la part des « gilets jaunes », mais, curieusement, les Black Blocs n’ont pas souvent été arrêtés…
Notre population est meurtrie par plusieurs mois de contestation sociale. Le rôle de l’État de droit est de permettre à nos concitoyens d’exercer leur liberté d’expression et de manifester. Les entraves se multiplient ces derniers mois. Je crains, hélas ! que nos institutions ne puissent bientôt plus garantir liberté et sérénité aux mouvements sociaux populaires dans nos territoires.