Un bilan nouveau, utile et alarmant de l’ampleur du phénomène
Harcèlement scolaire et cyberharcèlement -
Par Pierre Ouzoulias / 7 octobre 2021Monsieur le président, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, à l’école, les vexations, les humiliations et, parfois, les attaques répétées qui atteignent la dignité humaine ne sont pas chose nouvelle.
Ainsi, le jeune Charles Bovary, par son accoutrement de paysan normand et sa balourdise, avait subi la risée de sa classe. En 1857, Gustave Flaubert décrit ce harcèlement scolaire dans le premier chapitre de son roman pour brosser les faiblesses de caractère du futur mari d’Emma.
L’expansion de l’usage des outils numériques, jusque dans les mains d’enfants de plus en plus jeunes, a incontestablement donné à ce harcèlement scolaire, que vous qualifiez de cyberharcèlement, une ampleur et conduit à des modes opératoires nouveaux et toujours plus pernicieux, qui exigeaient que le Sénat s’en préoccupât.
Aussi, notre groupe exprime sa reconnaissance aux membres de la mission présidée par notre collègue Sabine Van Heghe pour le travail réalisé et à notre collègue Colette Mélot pour son substantiel rapport.
Les premiers travaux parlementaires sur ce sujet ont été entrepris il y a une dizaine d’années, mais le rapport qui sert de prétexte à ce débat dresse un bilan nouveau, utile et alarmant de l’étendue du phénomène, et prévoit le cadre d’une politique nationale qui mérite d’être discuté dans cet hémicycle.
Nous partageons l’idée que les établissements d’enseignement et les équipes éducatives, dans leur intégralité, doivent être au cœur de la lutte contre ce harcèlement, même si ce dernier peut se poursuivre à la maison à cause de la domination toujours plus despotique des réseaux dits « sociaux » sur des jeunes devenus dépendants.
De nouvelles compétences pourraient certainement être acquises par ces équipes ; des formations nouvelles devront sans doute leur être proposées. Néanmoins, encore une fois, ces récentes exigences nous imposent de réfléchir collectivement à la place de l’école dans la société et à la mission donnée à l’enseignant.
La mission de l’école n’a jamais été de transmettre uniquement des savoirs et des connaissances. Celle-ci a toujours contribué à l’émancipation individuelle, à la diffusion d’une morale républicaine. En un mot, elle se devait d’éduquer, dans le sens latin du verbe, c’est-à-dire de former des esprits.
Alors que les cadres moraux de nos sociétés vacillent, la tentation est grande de demander à l’école d’apporter, par l’éducation, des remèdes à tous les maux qui nous accablent. Souvent, y compris dans cet hémicycle, nous y cédons en ajoutant des lignes aux programmes des élèves et de formation des professeurs. Cette pratique risque fort de transformer le code de l’éducation en un cahier de doléances.
En l’occurrence, il n’est pas absurde de confier à l’école une mission particulière en matière de cyberharcèlement scolaire, mais il ne faudrait pas qu’elle s’ajoute à toutes celles qui incombent depuis peu aux enseignements.
Le rapport dont nous débattons recommande avec raison la reconstitution, dans les établissements, d’équipes pluridisciplinaires composées de médecins, de psychologues et d’assistantes sociales, pour assurer cet indispensable travail d’accompagnement.
La deuxième préconisation forte de ce rapport, dont nous partageons totalement l’esprit, concerne les réseaux dits « sociaux ». Nous discutons de ce rapport, alors que les révélations de Frances Haugen, ancienne ingénieure de Facebook chargée de « l’intégrité civique » – sic ! –, jettent une lumière crue sur ce qui constitue la banqueroute morale de ce réseau de destruction sociale.
Les machines algorithmiques qui sont au cœur de ces réseaux sont paramétrées pour retenir l’attention. Or cette captation est l’objet même de leur modèle économique. Les réseaux qui les utilisent n’ont donc aucun intérêt à les réguler : ils sont complices de leur propagation.
Le psychiatre Serge Tisseron considère que ces réseaux sont des produits toxiques, et qu’il faudrait les réglementer comme des aliments dangereux pour la santé. Au lieu de cela, nous nous contentons de les appeler à la raison et nous leur demandons, par faiblesse, d’organiser eux-mêmes leur régulation.
Ainsi, la loi du 22 décembre 2018 relative à la lutte contre la manipulation de l’information, qui confie au Conseil supérieur de l’audiovisuel la mission d’analyser le fonctionnement des algorithmes des plateformes n’est pas appliquée, faute d’un régime de sanctions contraignant.
Le Sénat l’a déjà affirmé à plusieurs reprises, et je le redis avec force devant vous : puisque nous convenons tous qu’il est urgent d’agir sur les vecteurs du cyberharcèlement, aucune évolution positive n’est à attendre de ces entreprises tant que nous ne nous attaquerons pas à leur modèle économique. Nous devons le faire urgemment pour la santé psychique et morale de nos enfants.