Le rôle incontournable des départements
Les départements dans les régions fusionnées -
Par Cécile Cukierman / 21 septembre 2020« Dans une France organisée autour d’un État conforté dans ses prérogatives républicaines de garantie des grands équilibres territoriaux et de l’égalité entre les citoyens, de régions renforcées et d’intercommunalités puissantes et adaptées à l’exercice des compétences de proximité, le débat pourra s’engager sereinement sur les modalités de suppression des conseils départementaux à l’horizon 2020, pour aboutir à une révision constitutionnelle avant cette date. »
Comme l’illustre cette phrase tirée de son exposé des motifs, le projet de loi portant nouvelle organisation territoriale de la République (« NOTRe »), déposé par le gouvernement de Manuel Valls le 18 juin 2014, simultanément au projet de refonte de la carte régionale, avait été élaboré dans la perspective clairement affichée d’une suppression des départements avant l’année 2020.
Quelques mois plus tard, dans son deuxième discours de politique générale du 16 septembre 2014, le Premier ministre d’alors se montrait plus prudent, évoquant trois hypothèses : dans les départements dotés d’une métropole, la fusion des deux institutions ; là où il existait des intercommunalités fortes, la transformation du département en fédération d’intercommunalités ; ailleurs, le maintien du conseil départemental avec des compétences simplifiées.
La nouvelle carte régionale, puis la loi « NOTRe » furent finalement adoptées au cours de l’année parlementaire suivante, après bien des péripéties et de substantielles modifications1(*). De cette série de réformes, commencée avec la loi « MAPTAM » de 20142(*) et poursuivie avec la loi relative au statut de Paris et à l’aménagement métropolitain de 20173(*), les départements sont sortis un peu moins affaiblis que l’on n’avait pu un temps le penser, mais néanmoins fragilisés par la perte de leur compétence générale, le transfert aux régions de compétences importantes comme les transports interurbains et scolaires, la montée en puissance des métropoles et autres établissements publics de coopération intercommunale (EPCI) à fiscalité propre, appelés à absorber certaines compétences départementales, ainsi que la diminution de leurs ressources financières, malgré la progression constante de leurs dépenses sociales.
Pourtant, l’année 2020 est en passe de s’achever et les départements existent toujours bel et bien. En dépit de difficultés financières toujours aiguës, ils semblent même avoir trouvé au cours des dernières années une nouvelle légitimité aux yeux des pouvoirs publics comme des citoyens, en particulier dans les plus grandes régions où ils apparaissent comme un échelon de proximité indispensable à l’efficacité de l’action publique. Simultanément, les services départementaux de l’État, très affaiblis par une décennie de réformes qui ont privilégié les administrations régionales, relèvent la tête, au point que le Premier ministre Jean Castex a récemment annoncé qu’ils seraient seuls bénéficiaires des créations d’emplois au sein des administrations étatiques en 2021, sauf exception dûment justifiée.
C’est ce paradoxe que le présent rapport voudrait explorer, afin de tracer des perspectives sur l’avenir de la collectivité départementale et le rôle qu’elle pourrait continuer à jouer, de concert avec les autres niveaux de collectivités territoriales comme avec l’État, pour un développement équilibré et solidaire de notre pays. Une attention particulière sera portée à la situation des départements dans les plus grandes régions, issues de la fusion en 2016 de deux ou trois anciennes régions, où le besoin d’un échelon d’administration intermédiaire entre la région et le bloc communal ainsi que d’une meilleure coordination entre les conseils régionaux et départementaux se fait tout particulièrement sentir. En revanche, compte tenu de ses fortes spécificités, le cas des départements d’outre-mer - dont le territoire recoupe celui d’une région (Guadeloupe, La Réunion) ou qui exercent eux-mêmes les compétences d’un conseil régional (Mayotte) - ne sera pas abordé ; il mériterait à lui seul une étude approfondie.
Ce rapport est le fruit des travaux d’une mission d’information sénatoriale créée en février 2020 à l’initiative du groupe communiste, républicain, citoyen et écologiste (CRCE), en application de l’article 6 bis du Règlement du Sénat.
Après avoir tenu sa réunion constitutive le mardi 25 février, la mission a presque immédiatement dû ajourner ses travaux pendant plus de trois mois, en raison de l’épidémie de covid-19 et de la limitation drastique des déplacements et réunions qu’elle a occasionnée pour l’ensemble de la population. Aux mois de juin et juillet, la mission ou la rapporteure seule ont néanmoins pu procéder à une série d’auditions de représentants des élus locaux, des acteurs économiques et de l’administration centrale du ministère de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales, ainsi que d’universitaires spécialistes de la décentralisation.
La rapporteure s’est également rendue dans deux nouvelles régions, Auvergne-Rhône-Alpes et Grand Est, à la rencontre des élus régionaux et départementaux ainsi que du corps préfectoral. Dans chaque région, plusieurs départements ont été visités, représentatifs de la diversité du territoire : l’Allier, le Rhône ainsi que la métropole de Lyon, l’Ardèche dans un cas, la Meuse, les Ardennes et le Bas-Rhin dans l’autre.
Enfin, le président et la rapporteure ont adressé à l’ensemble des présidentes et présidents de conseils départementaux et régionaux de France un questionnaire écrit afin de disposer de données statistiques sur les réalités de leur territoire et de connaître leur avis sur le bilan des réformes territoriales passées et les suites à y donner. Compte tenu de l’accaparement des élus et de leurs services par la crise sanitaire et ses conséquences économiques et sociales, ils tiennent à adresser leurs plus vifs remerciements à toutes celles et ceux qui leur ont apporté des réponses circonstanciées.
Si l’épidémie de covid-19 a perturbé les travaux de la mission, elle a également contribué à réorienter ses conclusions, car elle a agi comme un puissant révélateur des forces et des faiblesses de l’institution départementale. Nous y reviendrons.
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Dans la première partie de ce rapport, il sera dressé un rapide bilan de la situation actuelle. Le département, en tant que collectivité territoriale, sort fragilisé d’une décennie de réformes qui l’ont amputé de certaines de ses compétences et l’ont placé dans une situation financière extrêmement délicate, du fait du dynamisme des dépenses contraintes d’allocations individuelles de solidarité, au titre desquelles les départements assument un « reste à charge » croissant. Les politiques sociales qui relèvent de sa compétence étant fortement encadrées par les lois et règlements nationaux, afin de garantir l’égalité des citoyens, il est à craindre que le département ne se transforme peu à peu - si ce n’est déjà fait ici ou là - en « agence technique » chargée de mettre en oeuvre au niveau local des politiques d’État, ayant perdu sa capacité d’investir dans d’autres domaines de l’action publique4(*). L’État départemental et l’autorité des préfets de département ont également été affaiblis.
Toutefois, le fait départemental résiste, en raison d’une prise de conscience progressive de la pertinence de ce cadre territorial pour une action publique efficace et proche du terrain - encore que la réhabilitation des préfectures de département ne s’accompagne pas systématiquement d’une revalorisation du rôle de la collectivité départementale. En outre, après deux siècles d’existence, les départements ne sont plus ces « artéfacts » dénoncés par certains - les tenants de l’idéologie provincialiste surtout - au moment de la Révolution et au début du siècle suivant. Ils ont acquis une forte identité, et la démocratie départementale reste vivace, plus particulièrement en dehors des grandes villes, comme en témoignent les chiffres de la participation aux élections. Enfin, par une ironie de l’Histoire, les départements sont aujourd’hui un cadre où s’expriment des identités locales fortes et anciennes, en Alsace par exemple, alors que les grandes régions de 2016 n’apparaissent - du moins pour l’instant - que comme des circonscriptions administratives décorrélées de toute communauté de vie, d’histoire ou de culture.
La deuxième partie du rapport sera dédiée à l’examen du contenu et des conditions d’exercice des deux principaux blocs de compétence actuels des départements, à savoir l’action sociale et la « solidarité territoriale », notion qui recouvre essentiellement le soutien technique et financier aux communes et à leurs groupements.
S’agissant des politiques sociales et médico-sociales, des recommandations seront formulées pour clarifier le partage des rôles entre le conseil départemental, l’État et les caisses de sécurité sociale, ainsi que pour garantir un financement pérenne et équitable des dispositifs d’aide sociale mis en oeuvre par les départements au nom de la solidarité nationale.
Quant à la « solidarité territoriale », il convient de donner pleine consistance à cette compétence pour laquelle les départements ont été reconnus chefs de file, en améliorant la coordination entre leur action et celle de l’État ainsi que des régions, qu’il s’agisse du subventionnement des projets locaux ou de l’offre d’ingénierie publique. Enfin, le rôle du département en tant qu’ « assemblier » des politiques locales doit être valorisé, ce qui implique notamment d’améliorer les mécanismes de coordination de l’action des différents niveaux de collectivités.
La troisième partie sera justement consacrée à la répartition des compétences et à la coopération entre collectivités territoriales, plus particulièrement entre départements et régions.
Nous partirons d’un constat, celui de l’inadaptation du cadre juridique actuel, issu de la sédimentation de dispositifs au cours de la décennie écoulée. Les mécanismes légaux de coordination entre acteurs locaux dans les domaines de compétence partagée ou dans ceux où leurs compétences se recoupent (conférences territoriales de l’action publique, convention territoriale d’exercice concerté, « chef-de-filat »...) s’avèrent inefficaces, voire dépourvus d’objet, tandis que la répartition des compétences exclusives est devenue excessivement rigide.
Une attention particulière sera prêtée au domaine du développement économique, dont les conseils départementaux ont été à peu près exclus, alors même qu’une intervention ciblée de leur part dans ce domaine pourrait s’avérer précieuse. En temps de crise, d’ailleurs, on sait s’arranger avec les textes...
Il sera proposé d’introduire un peu plus de souplesse dans ce cadre légal, d’une part, en facilitant la circulation des compétences lorsqu’elle correspond à la volonté commune des acteurs locaux (délégations de compétence), d’autre part, en réintroduisant au bénéfice du département une clause de compétence générale, dont il ne faut pas s’exagérer la portée : elle consisterait seulement à l’autoriser à intervenir dans les domaines où la loi n’a pas attribué une compétence exclusive à une autre personne publique, c’est-à-dire principalement à combler les lacunes de la loi, en apportant une réponse à des problèmes ou à des attentes que le législateur n’a pas pu prévoir.
Les évolutions institutionnelles concernant les départements et couramment évoquées dans le débat public feront l’objet d’une quatrième et dernière partie.
On examinera d’abord les pistes de réforme consistant à rapprocher les départements du bloc communal, voire à les « faire absorber » par celui-ci. Les métropoles, entend-on fréquemment, auraient vocation à exercer elles-mêmes les compétences aujourd’hui dévolues aux départements. On s’attachera donc à faire un bilan provisoire des mécanismes de dévolution de compétences départementales aux métropoles actuellement prévus par la loi, ainsi que de la création de la métropole de Lyon, cet objet juridique peut-être mal identifié à l’origine, qui consiste plutôt en un quasi-département exerçant des compétences communales qu’en une intercommunalité exerçant des compétences départementales. Si la réunion entre les mêmes mains des compétences départementales et (inter)communales n’est pas nécessairement et partout aberrante, on remarquera que les métropoles sont, dans l’ensemble, peu enclines à assumer les lourdes attributions sociales des départements. Si fusion il doit y avoir, elle ne doit aboutir, selon la mission, ni à affaiblir la démocratie communale (ce qui fait préférer le modèle de la métropole intercommunale à celui de la collectivité territoriale à statut particulier), ni à rompre la solidarité entre les grandes agglomérations et leur environnement périurbain et rural.
Une autre piste de réforme consistant, sur les territoires où il n’existe pas de métropole, à transformer le département en une fédération d’intercommunalités semble aujourd’hui à peu près abandonnée, et l’on montrera pourquoi elle n’apparaît ni praticable, ni opportune.
Par ailleurs, à la suite de l’entrée en vigueur de la nouvelle carte régionale en 2016, des initiatives ont vu le jour destinées à rapprocher, voire à fusionner plusieurs départements d’une même région, comme ce sera le cas dès l’an prochain en Alsace. Comme on le verra, les réflexions sur une révision de la carte départementale ne sont pas nouvelles. Aujourd’hui, pour certains élus et notamment dans les plus grandes régions, la fusion de départements peut apparaître comme le moyen de recréer des entités administratives de taille intermédiaire, capables de peser dans leur environnement régional, mieux à même de gérer certains services publics que les départements actuels, trop étroits, ou les régions fusionnées, trop vastes. En Alsace et ailleurs, on y voit également une façon de donner ou de redonner une existence administrative à des territoires marqués par de fortes affinités culturelles, linguistiques, sociales ou économiques.
De telles initiatives méritent d’être soutenues, lorsqu’elles correspondent à un véritable intérêt local et à l’attente des citoyens. Mais il faut, en la matière, se garder de tout systématisme et écarter le fantasme d’une généralisation des « départements nouveaux » (après les communes nouvelles), qui ferait perdre aux départements l’atout majeur d’un territoire resserré, dont les élus connaissent chaque canton, et où peuvent se déployer des politiques de proximité. Cela n’empêche nullement le développement des formes plus ou moins structurées de coopération ou de mutualisation, ententes départementales ou établissements publics interdépartementaux, comme on en a vu fleurir ces dernières années, et qui sont susceptibles de donner de nouvelles capacités d’action aux conseils départementaux.
Enfin, la nécessité d’améliorer la coordination de l’action des départements et des régions conduit à s’interroger sur les réformes d’ordre institutionnel qui pourraient la favoriser. Si l’on écarte les deux solutions extrêmes et inverses qui consisteraient à faire des départements des échelons déconcentrés des régions ou à transformer les régions en établissements interdépartementaux, l’on doit se pencher sur l’hypothèse, régulièrement émise au cours des derniers mois, de faire renaître - sous une forme nécessairement modifiée - le « conseiller territorial » conçu et inscrit dans la loi sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy. Au-delà des obstacles techniques, qui pourraient sans doute être surmontés, on soulignera qu’une telle réforme est loin de faire consensus, qu’il est très difficile d’en prévoir les effets et qu’en tout état de cause, elle ne lèverait pas tous les obstacles à une bonne coordination de l’action des conseils régionaux et départementaux. Si la réflexion mérite de se poursuivre, la mission appelle plutôt à développer les coopérations concrètes entre régions et départements, sur des thématiques où chacun de ces deux échelons a sa pierre à apporter, grâce notamment aux assouplissements du cadre juridique des coopérations locales préconisés dans la troisième partie.