Nos propositions de loi et de résolution
Proposition de loi constitutionnelle instaurant une Charte des services publics
Par Le groupe CRCE-K / 2 octobre 2024Le contexte politique actuel, avec l’extrême droite aux portes du pouvoir et la poursuite des politiques libérales austéritaires, nous conduit à proposer d’édifier les services publics au plus haut niveau de la hiérarchie des normes, la norme constitutionnelle.
La reconstruction de ces services publics constitue une ambition très largement partagée dans la population. Le président de la République n’a pas fait le choix d’une politique de rupture avec les politiques libérales qui ont généré cette crise profonde du service public.
Il revient donc au Parlement de répondre à ces attentes premières de notre peuple, en proposant un autre chemin que celui du libéralisme sauvage, qui sévit depuis des années dans notre pays, placé sous le joug des contraintes autoritaires des traités européens.
Les élections européennes et législatives ont été marquées par le rejet de la politique menée par E. Macron et une aspiration forte à un changement d’orientation clair pour notre pays. Le désarroi et souvent la colère face à la remise en cause de grands services publics, tant au plan national que local, ont pesé lourd dans le choix des électeurs.
C’est pourquoi, face aux attentes de nos concitoyennes et de nos concitoyens, nous proposons d’intégrer dans notre Constitution une Charte des services publics. En inscrivant les services publics au plus haut niveau de la hiérarchie des normes, nous souhaitons les libérer de l’inflation normative pour leur garantir l’efficacité attendue par nos concitoyens. Nous souhaitons avant tout mettre l’intérêt général au-dessus de toute logique budgétaire et garantir pour toutes et tous l’accès aux services publics sur l’ensemble du territoire et un financement assuré par l’État.
Depuis les années 1980, l’Union européenne et les États membres ont conduit des politiques de libéralisation des services publics en réseau, avec l’ouverture progressive à la concurrence d’activités jusque-là organisées en situation de monopole national ou territorial. Les gouvernements ont ainsi suivi les orientations des autorités européennes pour privatiser l’énergie, les transports, les services postaux...
Les services publics sont consubstantiels à l’avènement de l’État moderne et depuis irriguent des pans entiers de l’activité sociale. Dès 1923, Léon Duguit, dans le tome II de la dernière édition de son Traité de droit constitutionnel, constatait que « l’État est une coopération de services publics organisés et contrôlés par les gouvernants ». L’expansion de l’État a conduit à l’expansion des services publics. Or, depuis une trentaine d’années et avec une acuité accrue depuis les Traités de Maastricht et de Lisbonne, nous assistons à un recul des services rendus par les autorités publiques, au profit d’acteurs privés avec ou sans missions de service public.
Par leurs discours fustigeant le poids croissant de l’État, allant même jusqu’à le qualifier « d’obèse », les représentants politiques attachés au libéralisme ne discréditent pas seulement l’appareil d’État et son administration qualifiée de bureaucratie, mais bien la fonction qui lui est attachée depuis les années 1930 : son rôle de pourvoyeur de services au public.
Le Président de la République E. Macron, le 3 juillet 2017, prononçait un discours devant le Parlement réuni en Congrès empruntant pleinement à cette philosophie politique « ce ne sont pas les Français qu’il faudrait désintoxiquer de l’interventionnisme public, c’est l’État lui-même. Il faut évidemment protéger les plus faibles (...). Mais protéger les plus faibles, ce n’est pas les transformer en mineurs incapables, en assistés permanents de l’État, de ses mécanismes de vérification et de contrôle ». L’État n’est pourtant légitime à s’imposer qu’à la condition d’assumer réellement les grandes fonctions collectives s’insérant dans le développement social et économique. Jacques Chevallier, Professeur de Droit public et Sciences politiques, dans Le service public : regards sur une évolution, décrit l’avènement de l’« État fonctionnel », (qui) n’a de justification que par l’action concrète qu’il mène au service du bien commun, par la contribution qu’il apporte à la solidarité sociale ; perdant le privilège de la transcendance, il se légitime à travers les prestations qu’il fournit au public. En contrepartie, il bénéficie d’un postulat de bienveillance, puisqu’il est considéré comme exclusivement préoccupé du bien-être de tous ».
Sans réciprocité dans les sphères économiques et sociales, la violence d’État n’est plus légitime, les gouvernants ne sont plus que des oppresseurs. Ainsi, le discrédit sur les élus de la Nation, à tous les échelons, même si les élus locaux demeurent les plus appréciés de la population, est renforcé par l’affaiblissement des services publics. Les gouvernants et l’État n’assurent plus les missions que le peuple leur avait confiées et la sphère privée rogne des prérogatives qui incombaient à la puissance publique.
Cette « société de semblables » ne peut se construire sur l’addition d’intérêts particuliers, pas plus que sur leur mise en concurrence. Au contraire, le risque d’une telle logique est le développement du rejet de l’autre et de l’exacerbation des conflits comme le suggèrent la montée du racisme et du vote en faveur de l’extrême droite.
La construction des services publics revêt une dimension foncièrement politique pour les luttes sociales et pour la conquête de droits et d’égalité. Traversés par la notion d’égalité, car nos concitoyennes et concitoyens bénéficient des prestations identiques, accessibles à tous, les services publics ont dans le même temps une portée redistributrice en permettant à chacun d’accéder à des services définis comme essentiels, le tout étant financé par l’impôt. Ils sont donc partout où se trouve un vecteur de cohésion sociale et permettent de limiter les effets d’exclusion sociale générés par le marché. Aujourd’hui, nous ne sommes plus face à un État « protecteur » mais un État « pompier » qui modère l’influence du marché, qui s’immisce dans toutes les dimensions de l’activité sociale. Ainsi, la notion de service public constitue le pilier de notre pacte social républicain et le ferment de l’appartenance à la communauté nationale. Le service public est le patrimoine de tous et le seul de ceux qui n’ont rien.
Cette nécessité d’intervention de la puissance publique afin de répondre à des impératifs d’intérêt général n’est pas le seul apanage de l’État. En effet, historiquement, les collectivités locales, les communes en particulier, ont eu à prendre en charge de nombreuses activités érigées en services publics locaux afin de répondre aux besoins de leurs administrés.
Or, en affaiblissant sans cesse les moyens financiers mais aussi humains des collectivités locales et en remettant en cause leur clause de compétence générale, celles-ci ne sont plus à même de répondre à l’intérêt public local. Cela alors même que les services publics sont au coeur des relations entre les administrés et les élus locaux. En affaiblissant les services publics de proximité, c’est la démocratie locale qui est attaquée ainsi que le sentiment d’appartenance à la Nation.
Le rôle de l’État est, en tant que financeur, au coeur de l’ambition redistributive des services publics grâce à l’impôt juste et progressif. La mise en commun des ressources nécessaires au fonctionnement d’un service au public doit être assurée par la puissance publique. La tentation de comparer uniquement le ratio de prélèvements obligatoires au regard du produit intérieur brut (PIB) conduit à placer la France largement en tête (48 %) des membres de la zone euro (41,9 %). Pourtant, il est désormais communément accepté dans la littérature économique qu’un service public à un coût moins élevé que s’il était assumé par le privé et si le coût était individuellement supporté par les usagers. Jamais ne sont produites, ne serait-ce que des ébauches, pour déterminer le niveau de service public dont bénéficie la population de notre pays dans le cadre d’un examen comparatif sur le plan européen et international.
Aujourd’hui, le consentement à l’impôt souffre de la qualité des services publics et des services rendus à la population alors que nos concitoyennes et nos concitoyens sont majoritaires à considérer que le paiement d’impôts et de taxes est justifié par le financement des services publics (sondage Elabe, pour l’Institut Montaigne et les Échos du 5 octobre 2023).
En effet, la « performance » des services publics a été considérablement affaiblie par le phénomène d’externalisation approfondi depuis le milieu des années 1990 et qui représente, selon le collectif « Nos services publics », un coût de 160 milliards d’euros, soit le quart du budget de l’État. Si aucune définition satisfaisante n’a été apportée pour décrire la pluralité des phénomènes d’externalisation, nous les considérons comme « le fait de confier à un acteur privé la réalisation de tout ou partie de l’action publique, en autonomie ou en soutien des collectivités publiques ». L’agrégat le plus important (120 Md€) est dû aux délégations de service public (DSP). Si celles-ci peuvent parfois se justifier, il apparaît que des politiques publiques ont eu comme conséquence de construire des marchés économiques privés que la puissance publique n’a jamais pu exercer en maitrise directe. Les délégations de service public ont muté : elles étaient des transferts, elles sont désormais des nécessités. Des nécessités renforcées par l’étau dans lequel sont enferrées les finances publiques, des collectivités territoriales à l’État en passant par les administrations de la sécurité sociale. Là où il s’agit d’une véritable entreprise d’affaiblissement de la puissance publique, c’est que ces décisions publiques sont prises sous la contrainte et « plutôt que de diminuer le coût du service tout en maintenant sa qualité, on en réduit la qualité tout en dégradant les finances publiques ».
La raison est simple mais mérite d’être énoncée. Toute prestation exercée par le privé est plus onéreuse que si cette prestation était assurée en interne par l’administration car les prestataires doivent intégrer dans leurs éléments de facturation la rémunération des capitaux. Or, le coût du capital est plus élevé pour une entreprise privée que pour une administration publique, notamment les taux d’intérêts d’emprunts et la rémunération des actionnaires. D’ailleurs, en 2023, seuls trois pays de l’Union européenne avaient un taux d’externalisation plus faible que la France (40 %), ainsi soumise au secteur privé dans la gestion de ses services publics. Les contrats de mission doivent être strictement respectés par les opérateurs privés sous peine de détériorer un bien commun pour les usagers et la société.
Les coups de butoir de l’Union européenne pour démanteler les services publics des États membres entérinent une volonté d’harmonisation par le bas de l’interventionnisme public. Si le Traité de Rome, le 25 mars 1957, promouvait déjà l’idéal de la concurrence, c’est le Traité de Lisbonne, reprenant les dispositions rejetées par le peuple de France à l’occasion du référendum sur le traité établissant une Constitution pour l’Europe, qui accentue la pression sur les services publics. En effet, l’alinéa 2 de l’article 106 de ce traité entré en vigueur le 1er décembre 2009 dispose que « les entreprises chargées de la gestion de services d’intérêt économique général ou présentant le caractère d’un monopole fiscal sont soumises aux règles des traités, notamment aux règles de la concurrence (...) ». La sacro-sainte règle de la libre-concurrence a servi de prétexte à la mise en compétition de services publics de qualité. En continuité, le 9ème alinéa du préambule de la Constitution de 1946 qui consacre que « tout bien, toute entreprise, dont l’exploitation a ou acquiert les caractères d’un service public national ou d’un monopole de fait, doit devenir la propriété de la collectivité » a été manifestement méprisé, écarté, relégué au ban du droit applicable.
Tour à tour, le transport aérien, le rail, l’énergie, les télécoms et les postes ont été mis en concurrence et confiés au secteur privé, générant ainsi la fin de la péréquation entre les activités du service public. À titre d’exemple, les lignes les plus rentables pour la SNCF devaient servir à financer le développement des petites lignes censées mailler le territoire, ce qui sera désormais plus difficile. C’est le cas de l’énergie avec des fournisseurs disposant de capacités de production inexistantes ou marginales, tout entier consacrés à distribuer de l’énergie que l’opérateur historique est seul ou presque à produire. L’usager devient un client, les recettes perdues ne servent pas à financer les investissements de demain.
Les services d’intérêt économique général susmentionnés ne sont pas les seuls à pâtir du comportement prédateur des institutions de l’Union européenne. Le carcan budgétaire que représente le Pacte de stabilité, y compris dans sa forme renouvelée, contribue à sanctionner les États membres avec un niveau de dépenses publiques important sans tenir compte de la dimension collective de dépenses qui pourraient être individuelles et privées. La notion de service public rendu n’existe pas et les règles budgétaires européennes sont aveugles au progrès. Le seul prisme d’analyse des budgets des États membres s’articule autour des notions de dette publique et de déficit rapportées au PIB. Cette vision restrictive comporte une somme d’injonction qui prescrit le transfert au secteur privé de pans entiers de services publics au prétexte de réduire les déficits dits « structurels ».
L’affaiblissement des services publics se fait ressentir dans l’ensemble des politiques publiques, dont l’exemple du service public culturel est particulièrement édifiant.
Depuis le mandat du président de la République Nicolas Sarkozy, le service public culturel s’affaiblit du fait du désengagement de l’État et de la mainmise croissante des industriels. Les politiques néolibérales et consuméristes ont entrainé une privatisation du secteur, un retour du contrôle politique des programmes, une diminution des marges artistiques, l’extension des commercialisations, une stagnation des subventions.
La remise en cause du service public audiovisuel, pourtant plébiscité par de nombreux usagers, porte désormais atteinte à notre liberté d’information, fondement de notre démocratie.
En inscrivant les services publics dans la Constitution, nous posons une pierre supplémentaire en faveur de la lutte pour une véritable démocratisation culturelle et avec elle le développement d’espaces culturels citoyens, partagés et garantissant les droits culturels. Ce renforcement de l’action publique ne saura d’ailleurs faire l’économie d’une politique de protection sociale à l’égard des auteurs et plus largement, d’une politique visant à retrouver la dignité sociale des travailleurs des services publics culturels.
La disparition des services publics est le carburant d’une colère qui trop souvent mène au vote d’extrême droite. La fermeture de bureaux de poste, de centres des impôts, de services de maternité, d’urgences, de tribunaux, de commissariats, la suppression de classes et de petites lignes de train fragilisent les territoires et renforcent le sentiment d’abandon et de déclassement et in fine alimentent ce vote. Construire un avenir de progrès, d’espérance, nécessite une offensive des progressistes en faveur du rétablissement des services publics du quotidien et le développement de systèmes de solidarité, d’accès effectif aux droits et de prise en charge de l’intérêt général en dehors des règles du marché et de la concurrence.
En conclusion, profondément attachés aux services publics, les sénatrices et sénateurs du groupe CRCE-K ont toujours oeuvré en faveur de leur défense. Le contexte politique actuel, avec l’extrême droite aux portes du pouvoir et la poursuite des politiques libérales austéritaires, nous conduit à proposer d’édifier les services publics au plus haut niveau de la hiérarchie des normes, la norme constitutionnelle.
Composante du bloc de constitutionnalité, la Charte, tant par ses considérants que par ses articles, sera pour le législateur une nouvelle référence. Le respect de la Charte sera garanti par le Conseil constitutionnel et par les juridictions des deux ordres, administratif et judiciaire. La Charte concernera l’ensemble des services publics.
La Charte des services publics donnera un nouvel élan à la préservation et au fonctionnement pérenne de l’ensemble des services publics nationaux et locaux.
L’article 1er de la proposition de loi constitutionnelle a pour objet d’inscrire dans le Préambule de la Constitution une référence à la Charte afin de lui donner une solennité particulière. La mention de la Charte au premier alinéa du Préambule de la Constitution, venant après celles de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789, du Préambule de la Constitution de 1946 et de la Charte de l’environnement de 2004 marque la proclamation de la nécessité de protéger et de renforcer les services publics. En ce début de XXIe siècle, la protection des services publics, si chère au peuple, est un impératif garanti par l’adoption de cet article 1er qui constitue une révision du Préambule de la Constitution du 4 octobre 1958. Ce choix traduit bien le fait que les principes fondamentaux du service public doivent être portés au niveau de nos grands principes constitutionnels, les rendant immuables et irrévocables au même titre les textes de 1789, 1946 et 2004.
L’article 2 de la proposition de loi édicte la Charte des services publics.
Sur le modèle de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789 et de la Charte de l’environnement de 2004, les articles de la Charte sont précédés d’un exposé des motifs. Celui-ci comporte cinq considérants.
Le premier considérant édicte une définition du service public en rappelant qu’il intègre tout ce qui concerne le développement social, culturel, éducatif, économique et personnel de la société tout entière, et qu’il doit être défendu comme tel.
Le deuxième considérant rappelle que le service public se fond dans l’intérêt général qui impose le dépassement des intérêts particuliers.
Le troisième considérant témoigne du rôle social et démocratique du service public en France. Il est le fondement de la légitimité des gouvernants.
Les quatrième et cinquième considérants expriment l’objectif d’équité sociale poursuivi par l’État au travers du service public.
La Charte comprend 8 articles.
L’article 1er de la Charte définit les objectifs du service public et son rôle pour oeuvrer à la cohésion de la société au travers d’activités indispensables.
L’article 2 édicte les principes du service public d’égalité, de continuité, de neutralité, d’adaptabilité et d’accessibilité, qu’il complète avec le principe de proximité.
L’article 3 instaure le principe selon lequel la personne publique est, en plus de ses autres missions, la gestionnaire de principe du service public. Il précise qu’uniquement à titre exceptionnel, en cas de nécessité impérative motivée, une personne privée peut se voir déléguer la gestion d’un service public.
L’article 4 énonce qu’il revient à l’État de préserver et de s’assurer du fonctionnement pérenne des services publics, qu’ils soient locaux ou nationaux, exprime en conséquence l’exigence que les financements publics assurent ce bon fonctionnement et ajoute qu’ils permettent la gratuité ou une tarification juste et équitable. Ainsi, l’article 5 impose que toute compétence transférée aux collectivités territoriales par l’État doit être strictement et durablement compensée, dans le respect des principes de l’autonomie financière et de libre-administration.
L’article 6 énonce le devoir des gouvernants de protéger le service public, qu’il soit administratif ou industriel et commercial. Si la modification du périmètre du service public n’est pas exclue, elle doit être précédée d’une évaluation sociale, environnementale et économique.
L’article 7 consacre les droits et les pouvoirs des usagers et des agents du service public pour l’évaluation et le contrôle des services publics, les missions à remplir et les moyens institutionnels, humains et financiers alloués.
Enfin, l’article 8 indique que la Charte des services publics inspire l’action européenne et internationale de la France. Les rapports entre la Constitution et les engagements internationaux de la France sont intégralement régis par son Titre VI. L’idée exprimée au dernier article de la Charte est d’un autre ordre. En adoptant ce texte, la France s’impose à elle-même ces exigences.