Le temps du mépris des artistes

Texte prononcé par Jack Ralite dans la Cour d’honneur du Palais des papes d’Avignon et publié par Le Monde

Cette société est triste "parce qu’on ne lui donne à penser que fric", déclarait Jean Vilar, l’inventeur avec René Char, il y a 58 ans, de ce lieu théâtral qu’est la Cour d’honneur du Palais des papes où nous sommes si nombreux rassemblés.

On ne lui donne qu’à penser fric, et l’actualité en est l’illustration poussée à son comble.
D’un côté, le temps du mépris. Les artistes et techniciens ayant conquis le droit aux annexes VIII et X en sont privés par l’accord du 26 juin 2003 marqué par le "renfermé social" et la violence à la dignité des femmes et des hommes concernés.

C’est un vrai coup de pioche dans un droit social, et dans une ébauche d’une pratique neuve, unique dans le monde des arts et en Europe : la rémunération du travail invisible. Ce choix mutilant du Medef, de syndicats égarés et du gouvernement a vu se dresser courageusement et durablement les intermittents, l’ensemble de la profession du spectacle entourée d’une solidarité populaire contagieuse (chercheurs...). Les intermittents, blessés, malmenés, cassés, ne se sont pas plaints, ils ont porté plainte et mis la question de l’art et de la culture sur le devant de la scène politique.

Oui, d’un côté le temps du mépris, et de l’autre le temps de la liberté sans rivage de M. Seillière accaparant Editis, avec le risque de la marchandisation de la culture scolaire, de M. Dassault, l’avionneur, s’emparant d’un groupe de presse stratégique et devenant l’un des maîtres de la communication, de M. Lelay et M. Bouygues de TF1 s’invitant au banquet où "les cerveaux du téléspectateur sont disponibles", et d’autres comme Lagardère.

Tous ces industriels agissent comme si le marché était naturel, comme la marée, les artistes et techniciens des êtres subsidiaires, des invités de raccroc, comme d’ailleurs les salariés sous le chantage de la délocalisation, les précaires de plus en plus nombreux et abandonnés, les chômeurs désignés depuis hier soir comme responsables de leur chômage. Ainsi il y a deux poids, deux mesures, dans notre pays, ce qui est grave et intolérable du point de vue de l’égalité, surtout ce 14 juillet.

D’une part, les désirs des artistes préoccupés de pensée, d’imaginaire et d’exception, pour le plaisir de leurs partenaires, présents et à venir, le tout chichement doté.
D’autre part l’enfarinement du savoir, la médecine d’un soir, des industries culturelles répandant platitude et vacarme, le tout encouragé, flatté, copieusement aidé.

Le gouvernement rêve d’un pluralisme alliant la liberté d’expression à la réalité économique et financière. Mais c’est un rêve impossible. Les intermittents et leurs amis n’en veulent pas, et leur non est si fort, si rigoureux, si vigilant que le ministre de la culture a dû les écouter et engager avec eux un processus, un trajet, vers la pensée d’un nouveau protocole totalement respectueux des arts et des femmes et des hommes qui les font. Des pas ont été franchis. Il faut qu’ils aboutissent avant le 1er janvier 2005, et la route - Aragon dirait "les venelles", c’est la négociation, avec ses tensions vivantes.

Le pouvoir doit être obligé - c’est notre exigence - à conduire le Medef, qui n’est pas le gouvernement, que je sache, à s’y rendre.
Le ministre de la culture nous dit que c’est ce qu’il veut. Emile Zola avait une idée à ce propos : "Savoir où l’on veut aller, c’est très bien, mais il faut encore montrer qu’on y va."

Dans ce festival où les deux jeunes nouveaux directeurs osent retirer des pierres dans les monuments du patrimoine, comme ce Palais des papes, et y déposer des niches d’avenir, je conclurai avec René Char : "La réalité ne peut être franchie que soulevée."

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