L’économie numérique est une chance, mais elle peut aussi être source de destruction si les richesses sont captées sans partage

Monsieur le président, madame la secrétaire d’État, chers collègues, je tiens tout d’abord à saluer l’effort de concertation qui a présidé à l’écriture de ce projet de loi.

Comme vous l’avez expliqué, madame la secrétaire d’État, près de 21 000 personnes ont participé à cette concertation et 8 500 contributions ont été remises. Des sujets tels que l’extension des pouvoirs de la Commission d’accès aux documents administratifs ou l’obligation pour les administrations de communiquer les règles des algorithmes qu’elles utilisent pour arrêter une décision ont été intégrés au projet de loi à la faveur de cette démarche, ce dont nous nous félicitons. Si le nombre des contributions retenues est faible, surtout vu le nombre de participants, l’exercice doit être salué et renouvelé.

Madame la secrétaire d’État, vous affirmez que la donnée ouverte est une chance pour rendre l’action administrative plus transparente, une opportunité pour certaines entreprises et une nécessité incontournable pour notre pays, qui mène cette révolution numérique. Je voudrais revenir sur ces points.

Il est vrai que, aujourd’hui, l’informatique, qui touche à la vie même, irrigue tous les aspects de notre existence. Dans ce contexte, le pacte républicain ne peut se résumer à un jeu obscur d’algorithmes et de codes qui seraient la chasse gardée des gestionnaires et dont les données pourraient être pillées par des firmes en position dominante.

La donnée ouverte donne indiscutablement aux citoyens de nouveaux moyens de contrôle de l’action publique et, partant, participe au renouvellement de la vie démocratique. De ce point de vue, il convient de pouvoir faire toute la lumière sur les programmes utilisés par la puissance publique, afin de garantir un véritable droit d’accès aux documents administratifs. Tel est le sens de nos amendements sur l’extension de la communication des codes sources et la priorité donnée aux logiciels libres.

Dans le même temps, l’ouverture des données aura une incidence sur nos concitoyens en termes de protection de la vie privée. S’il est vrai que l’on craint moins aujourd’hui les effets des données massives que l’on ne redoutait hier les menaces de Big Brother, il n’en demeure pas moins que l’anonymisation des données collectées est assez illusoire, d’autant que vont se multiplier les sources de données de plus en plus précises dans des domaines ultra-personnalisés, comme la santé.

En effet, on sait que, aujourd’hui, en extrayant des données et en les croisant, même lorsqu’elles sont anonymisées, avec des sources publiques, il est possible d’identifier des individus. Ainsi, 89 % des patients d’un hôpital peuvent être identifiés nommément à partir de leur code postal, de leur mois et année de naissance, de leur sexe et des mois d’entrée et de sortie de l’hôpital en question.

La multiplication des sources de données, corrélée au fait que les individus sont par nature uniques, provoque une disparition progressive de l’anonymat à mesure que grossit la masse de données sur chaque individu.

C’est pourquoi nous ne sommes pas convaincus de la pertinence d’une ouverture massive des données publiques en termes de respect de la vie privée de nos concitoyens. Tel est le sens de notre amendement de suppression de l’article 12 bis et de notre amendement portant sur l’extension du secret des correspondances aux données de connexion.

L’information, notamment publique, constitue une nouvelle richesse des nations, mais elle est aussi celle des marchands. Dès lors, il n’est pas inutile de se poser la question : à qui profite la donnée ouverte ?

En effet, la gratuité de la réutilisation des données publiques, prévue dans le projet de loi, fait débat. Car la gratuité cache aussi une autre réalité : nos données constituent une véritable mine ; elles sont une masse qui, destinée à optimiser les services, sert en réalité de monnaie d’échange. Elles sont au fondement des revenus des géants de l’internet, les fameux GAFA, qui peuvent définir, pour chaque utilisateur, un profil unique permettant un meilleur ciblage publicitaire, et donc l’optimisation des revenus liés.

S’agissant de ces entreprises, la gratuité des services est un leurre : en réalité, le produit qu’elles vendent, c’est l’individu connecté, le client. Sur ce principe, ces firmes amassent des centaines de milliards de dollars sur notre dos. C’est pourquoi nous avons déposé un amendement sur la double licence d’utilisation.

Nous regrettons que le projet de loi ne comporte aucune disposition sur la fiscalité du numérique, ni sur l’instauration d’un principe de réciprocité imposé aux géants du numérique en termes d’accès à leur données, par exemple dans le cadre de la responsabilité sociale des entreprises.

Comment peut-on imaginer ouvrir des données publiques et renforcer les modèles économiques des multinationales, ainsi que les dérives dénoncées dans le rapport BEPS de l’OCDE, sans demander sans plus attendre que la transparence fiscale, mais aussi sociale, soit de rigueur ?

En effet, comme le souligne le rapport Colin-Collin, alors même que l’économie numérique investit l’intimité de milliards d’individus, sa valeur ajoutée s’échappe vers les comptes de sociétés établies dans des paradis fiscaux. Si la réponse, selon ces experts, ne peut être qu’internationale ou européenne, rien n’interdit à un pays comme la France d’avancer des propositions. Il n’y en a pas, malheureusement, dans ce projet de loi. L’économie numérique est une chance, mais elle peut aussi être source de destruction si les richesses sont captées sans partage.

Il y a un autre motif d’inquiétude : la révolution numérique et la dématérialisation de certains services – c’est bien de cela qu’il s’agit – portent en germe un risque d’accélération de la disparition physique de certains services publics. Comment ne pas voir que l’essor des cours en ligne, que l’article 17 encourage, cache en réalité des coupes budgétaires et la crise dont souffrent les universités ? Comment ne pas s’inquiéter de voir des centres des impôts fermer à l’heure du tout-dématérialisé ? Les exemples peuvent être déclinés à l’infini. Au bout du compte, c’est l’accès au droit qui risque d’être remis en cause !

De même, comment ne pas être alerté par la notion de services spécialisés, qui restreint une réelle neutralité d’internet pour faire place, par exemple, à des services de télémédecine qui ne feraient qu’entériner l’impuissance des pouvoirs publics face aux déserts médicaux ?

Le projet de loi est une chance pour les « start-up » – remarquez, madame la ministre, que je mets l’expression entre guillemets ! –, comme cela est répété à l’envi dans son exposé des motifs ; mais, plus largement, une politique et une stratégie industrielles sont indispensables pour accompagner cette transition numérique et pour faire en sorte que les gains de productivité se traduisent par le développement de nouvelles activités, créatrices d’emplois, sur notre territoire. En effet, selon le rapport Colin-Collin, l’économie numérique n’est pas par elle-même une grande créatrice d’emplois, du fait notamment de l’absence d’une politique fiscale adaptée.

En définitive, madame la secrétaire d’État, nous saluons l’encadrement et l’évolution du droit d’accès aux documents administratifs, ainsi que les mesures touchant à la loyauté des plateformes, au handicap, au droit à l’oubli, à la lutte contre la divulgation de la vie privée et à la mise en place d’un accès internet minimal ; il s’agit parfois de mesures a minima, mais toutes vont dans le bon sens. Reste que, de notre point de vue, nous restons très en deçà d’un texte qui répondrait véritablement aux défis du numérique. Il était possible d’être plus ambitieux et volontariste !

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