Les biens culturels ne sont pas des biens comme les autres

La proposition de loi crée une dérogation à l’article 21 de la LME pour le secteur du livre. Le bilan global de cette loi que nous venons de dresser est très contestable. A l’heure de la crise financière, la libéralisation à outrance doit être dénoncée avec vigueur. Elle confond tous les secteurs au mépris du principe de l’exception culturelle. Or les biens culturels ne sont pas des biens comme les autres, mais des oeuvres de l’esprit dont la qualité est la variable d’ajustement.

Le texte d’Hervé Gaymard instaure pour les acteurs du livre une dérogation au plafonnement des délais de paiement, car le cycle économique y est en effet très long ; le secteur s’est empressé de signer deux accords interprofessionnels qu’il entend voir pérenniser. La loi de 1981 confère au livre un régime et une place particuliers dans notre droit. Réguler le secteur par la qualité plutôt que par le prix, c’est favoriser l’égal accès au livre, l’existence d’un réseau diversifié et la vitalité comme la diversité de l’édition. La loi LME est un danger pour le livre et ses acteurs, ainsi que pour la diversité et la qualité de l’offre culturelle française. Elle va à l’encontre de la loi sur le prix unique alors que les délais de paiement sont de 100 jours en moyenne. Les éditeurs permettent ainsi aux libraires de présenter la totalité de la production éditoriale, dont les nouveautés. Les livres publiés depuis plus d’un an représentent 83 % des titres vendus en librairie. La réduction des délais de paiement conduirait à une diminution de la durée de vie des livres et favoriserait les best-sellers au détriment d’ouvrages moins connus, d’où un appauvrissement de l’offre. Des librairies fermeraient comme en Angleterre avec la fin du Book Agreement et les éditeurs spécialisés seraient menacés.

Les récents rapports « Création et internet », et « Numérisation du patrimoine écrit » introduisent des problématiques qui me sont chères. Le 7 janvier, lors de ses voeux au monde de la culture, le Président de la République a repris la proposition d’une extension du prix unique aux ouvrages numériques. L’Autorité de la concurrence s’y est opposée dans un avis invoquant la régulation par le marché. Mais réguler ce secteur par le prix, c’est avantager les grands groupes et permettre des monopoles. L’Autorité de la concurrence agira-t-elle de même pour la taxe Google ? Cette proposition l’atteste, nous sommes tous attachés à ne pas faire du livre un simple bien marchand. Nul ne saurait critiquer l’importance du prix unique pour le livre numérique car ce qui importe est l’immatériel du livre, non son support.

L’initiative publique doit être au coeur de la numérisation du livre, du livre numérique. L’offensive monopolistique de Google, qui bafoue le droit d’auteur et dépossède le grenier de la mémoire humaine par une exclusivité imposée, consentie, cachée sur les ouvrages numérisés, cette offensive peut être stoppée. La démarche européenne, aujourd’hui un peu délaissée, est légitimée par ce rapport : c’est son intérêt. Il s’agit de sortir de situations que Google exploite à son profit et de rendre ses pratiques hors-la-loi -sans pour autant renoncer à la diffusion numérique. Google n’est pas inévitable. Sa force est de faire croire qu’il l’est. Google n’est pas un monstre sacré. A côté de lui, existent d’autres acteurs privés.

La grande presse a beaucoup titré sur Google. Il fallait oser publier, sachant ce que l’entreprise a fait en Chine, ce communiqué dans lequel on lit que les propositions du rapport Tessier s’inscrivent dans une logique de coopération qu’elle a toujours promue. La justice l’a prouvé, il s’agit d’une contre-vérité. Devient insupportable la pratique des autorités, comme la mise en oeuvre ségrégative de la taxe carbone et le tour de passe-passe de Mme Lagarde dans la taxation des bonus bancaires.

Le système de convention collective, c’est une imperfection du texte, présente l’inconvénient d’accorder dans les faits un poids de négociation plus important aux grands groupes qu’aux petits, alors même que l’objectif affiché est de les protéger. Du moins les petits libraires, car on part ici du principe que les éditeurs sont de grands groupes. Or sur les 10 000 éditeurs que compte la France, seuls vingt publient plus de 5 000 titres par an, et plus de la moitié moins de dix titres par an. Les douze plus grands éditeurs concentrent certes 80 % du chiffre d’affaires de l’édition, mais les éditeurs indépendants sont indispensables à la qualité et à la diversité du paysage littéraire de notre pays. C’est une ardente obligation démocratique.

Cette proposition de loi est indispensable : nous la voterons. M. Gaymard a fait des propositions positives, après M. Toubon, M. Cerruti, M. Tessier enfin : vous n’y êtes pas étranger. Si elles venaient en débat, nous les voterions. De grâce, ne laissez pas, ne laissons pas Google polluer le débat de ses arguments suaves, mais truqués et violents. Malraux disait du cinéma qu’il était aussi une industrie. Il faudrait dire aujourd’hui qu’il est d’abord une création, comme l’est le livre. L’éminent directeur de la bibliothèque de Harvard disait vendredi à la BNF, sous les applaudissements d’un grand auditorium comble, que la culture, qui est notre bien commun, ne saurait tomber sous le monopole de Google et que la culture dans toutes ses formes, depuis le papier jusqu’au livre numérique, doit rester un bien public.

Michelet disait que notre siècle, celui des grandes machines, des usines et des casernes a progressé vers la fatalité. Merveille du machinisme : se passer de l’humain. Mais nous ne sommes pas encore assez profondément mécanisés. Le défi est symbolique. Je ne me résoudrai jamais à être le compagnon de l’argent-roi. Le livre et la littérature sont dans le champ de la solidarité. Nous disons : pas touche ! Nous voterons ce texte.

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