Contre la dévalorisation des oeuvres

Contre la dévalorisation des oeuvres ( Expect Best)

Un point de vue de Jack Ralite publié par "Le Monde"

Ainsi le Conseil d’Etat vient de classer l’émission de télé-réalité de M6 " Popstars " comme " oeuvre audiovisuelle ".

Il fait au temps de la grande dispersion, comme il y a deux ans, ce qu’avaient tenté le CSA et le CNC (Centre national du cinéma) en décidant alors de reconnaître à " Popstars " la qualité de documentaire, ce qui revenait au même.

A l’époque, une très vive émotion s’était exprimée parmi les artistes, auteurs et producteurs. Un colloque organisé par la SCAM, France-Culture et le Centre Pompidou, un débat organisé à Biarritz au FIPA par les Etats généraux de la culture avaient vivement réagi. Catherine Tasca, alors ministre de la culture, était allée dans le même sens et avait, pour clarifier la définition des oeuvres, confié au CNC une mission qui n’a pas abouti. Plusieurs organisations professionnelles avaient saisi le Conseil d’Etat pour annulation.
Aujourd’hui, la réponse est claire et très grave, même si elle est prise par défaut, ce qui laisse ouvert le devoir d’une décision politique du gouvernement.
La décision est grave, car elle ouvre à " Popstars " et à ses multiples émissions soeurs l’accès au Fonds de soutien et l’entrée dans le calcul des quotas. Dans les deux cas va donc s’épanouir la télé-réalité contre ce qui reste d’oeuvres originales à la télévision. Les grands groupes, qui sont à l’origine de ces émissions, vont donc avoir un droit de regard sur le pilotage du Fonds de soutien, qui a précisément été créé à la Libération pour empêcher la mainmise de leurs précurseurs sur le cinéma, puis sur la télévision.

Il est vrai que le concept d’oeuvre n’est jamais achevé. Le cinéma à ses débuts fut considéré comme un spectacle de foire. Il a fallu des batailles importantes pour y aboutir, des batailles de rigueur et non d’appauvrissement parce qu’en l’occurrence avec " Popstars " les diffuseurs veulent étendre la notion d’oeuvre à un simple savoir-faire, à un processus automatisé, à une " communication triviale ", comme un " ouvre-boîtes ", un " passe-partout ", pour reprendre des expressions de Julien Gracq.
Oui, le concept d’oeuvre est ouvert mais le mot oeuvre n’est pas un mot sac. C’est qu’il touche à l’activité humaine. Soulages dit d’une toile qu’elle est " un accumulateur d’énergie ", Kafka déclare qu’un écrivain est celui qui " fait un bond hors du rang ".

Le regardeur, le lecteur sont mis en activité par ces oeuvres. Ils acquièrent le " luxe de l’inaccoutumance ". Ils sont en chemin. Ils sont tout autre chose que ces consommateurs partenaires de produits, qui ne sortent plus d’eux-mêmes, ni n’entrent en eux-mêmes, qui ne restituent ni ne partagent rien. Ils sont nivelés, conformés, ils font du surplace.

Si le concept d’oeuvre doit craindre toute sclérose, il doit refuser toute dévaluation, tout affadissement, d’autant que sa mise en oeuvre atteint dans la foulée la propriété littéraire et artistique, le droit d’auteur que Jack Valenti, le grand patron des majors américaines, a osé appeler " bacille ".

Mais on ne peut bâtir une vraie réaction sur cette question sans la rapprocher du problème des intermittents, dont au passage le gouvernement veut compléter l’accord du 26 juin par des ordonnances, c’est-à-dire sans consultation du Parlement.
Enfin, un autre rapprochement est à faire avec l’exception culturelle. Certes elle a été introduite in extremis dans le projet de Constitution européenne, mais sous un autre nom qui la dévalorise : " diversité culturelle ". Surtout, la loi jusqu’ici faisait qu’on partait de l’exception culturelle pour dire oui ou non à une initiative concernant la culture. Aujourd’hui on part d’un éventuel accroc à l’exception culturelle pour lui donner droit de cité. C’est le monde à l’envers. C’est le cheval qui porte le jockey.

Donc, en quelque trente jours, la création artistique et plus généralement la culture ont été agressées de trois manières dans leur statut national, dans le statut de ceux qui la font, dans leur statut international.
L’offensive de la financiarisation de la création artistique et de la culture est d’une ampleur jamais connue qui ne procède plus par démarche frontale mais par des sortes de mines anti-création, anti-culture, mises sur leur chemin. C’est une démarche en miettes visant à diviser ceux qui sont promoteurs des libertés artistiques et culturelles.

C’est un processus mettant en cause le statut de l’esprit et de l’imaginaire autour duquel, tout en renouvelant leur approche dans les conditions d’aujourd’hui, nous devons faire front. En tout cas l’initiative qu’au nom des Etats généraux de la culture j’ai lancée le 26 juillet dernier au Théâtre de la Commune, où Didier Bezace, la municipalité d’Aubervilliers et les Etats généraux organisaient une manifestation de vigilance artistique qui réunit plus de cinq cents personnes, oui l’initiative que j’ai lancée est à la hauteur des coups portés en juillet 2003.

Cette initiative est de tenir, à Paris, un Zénith courant octobre pour la pensée et pour l’imaginaire réunissant toutes celles et tous ceux qui sont profondément préoccupés par la maltraitance de la création, de la recherche, de l’éducation.
" L’histoire n’est pas ce qu’on subit mais ce qu’on agit ", disait Pierre Boulez.

Titre complémentaire : Après la décision du Conseil d’Etat de classer l’émission de télé-réalité de M6 " Popstars " comme " oeuvre audiovisuelle "

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