Ces instruments, qui devraient contribuer à un ordre fiscal juste, échouent trop souvent

Ces instruments, qui devraient contribuer à un ordre fiscal juste, échouent trop souvent - Efficacité des conventions fiscales internationales (Pixabay)

Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, notre sentiment est partagé à l’ouverture de ce débat en séance ce soir.

En effet, c’est à la demande de notre groupe qu’il a lieu, mais, compte tenu de l’importance du sujet et de l’actualité très riche de ces dernières semaines, nous aurions pensé qu’un débat aussi essentiel que celui-ci eût pu se tenir en prime time, comme on dit, c’est-à-dire à une heure de grande écoute.

Toutefois, l’essentiel n’est pas là ; l’échange aura bien lieu ce soir.

Mme Nathalie Goulet. Et il sera de qualité !

M. Éric Bocquet. Nous avons vu de nombreuses conventions fiscales passer par notre assemblée, et la question de leur efficacité s’est régulièrement posée avec force. Le rapport récent de l’OCDE sur la lutte contre l’érosion de la base d’imposition et le transfert de bénéfices souligne que les conventions fiscales, dont l’objet essentiel est d’éviter les doubles impositions, constituent en fin de compte un système performant de double non-imposition, qui met en valeur toute l’ingénierie et le savoir-faire des cabinets de conseils et autres avocats fiscalistes.

Aussi, monsieur le ministre, nous avons quelques questions à vous poser, quelques suggestions à vous présenter et quelques demandes à vous adresser.

Le débat qui nous réunit porte sur les conventions internationales et leur efficacité pour lutter contre l’évasion fiscale internationale. Il faut partir de ce que sont les conventions internationales, c’est-à-dire de leur rôle de vecteurs, de véhicules de la normativité internationale en matière de fiscalité.

D’emblée, cette identité ne leur assure pas toutes les chances de succès : le droit international n’est pas le plus puissant des droits. Fruit de compromis, il est mité et souvent mal sanctionné, ce qui, évidemment, peut nuire à son autorité. Toutefois, ses faiblesses n’empêchent pas de le préférer aux solutions dans lesquelles la force pure ne s’embarrasse pas du détour du droit négocié.

Il faut en réalité envisager trois grandes catégories de conventions, dont certaines sont bilatérales et d’autres multilatérales, selon l’objet de chacune.

Nous rencontrons d’abord les conventions fiscales internationales, qui sont l’équivalent dans l’ordre international de notre législation fiscale interne. Il y a ensuite les conventions d’entraide ou d’assistance judiciaire, qui forment une sorte de mélange de code pénal et de code de procédure pénale entre les États, qui peut évidemment trouver à s’appliquer en matière de délits fiscaux. Enfin, nous avons un réseau conventionnel un peu balbutiant mais probablement appelé à jouer un rôle de plus en plus essentiel, si les États acceptent de s’affranchir de la tutelle des établissements de crédit, qui tourne autour de ce champ hier presque vierge, aujourd’hui à peine labouré, qu’est la lutte contre le blanchiment.

Ces instruments, qui devraient contribuer à un ordre fiscal juste, échouent trop souvent.

Les conventions fiscales internationales au sens strict répartissent la souveraineté fiscale, ou du moins tentent de le faire, car il faut tenir compte du comportement des contribuables les plus indélicats, qui s’évertuent à en déjouer la portée. Elles fixent l’attribution du droit d’imposer et prévoient les moyens de consolider le droit de chacune des parties au traité, via des procédures de gestion administrative de l’impôt. Dans ces procédures de sécurisation du droit, l’échange d’informations joue un rôle non exclusif, mais essentiel.

Ces conventions, généralement bilatérales, sont encadrées par des conventions multilatérales qui fixent un certain nombre de principes portant sur leurs deux volets : la répartition du droit d’imposer, d’un côté, la gestion des relations entre administrations fiscales pour en appliquer les dispositifs, de l’autre. Les deux aspects de ces conventions sont bien entendu importants.

La répartition du droit d’imposer engage notre capacité à défendre la souveraineté fiscale de la France.

Cette dimension de notre diplomatie économique a fait surface pendant la campagne de la dernière élection présidentielle. Les deux candidats qualifiés pour le second tour avaient annoncé une renégociation plus ou moins étendue des conventions bilatérales. Le candidat finalement élu avait souhaité renégocier quelques conventions, notamment avec la Belgique et la Suisse. Où en sommes-nous, monsieur le ministre ?

Par ailleurs, avez-vous entrepris de remédier aux situations de double non-imposition ? Quel diagnostic pouvez-vous nous présenter à ce sujet ? Pouvez-vous nous exposer votre programme de négociations pour porter remède à ces situations ?

Enfin, nous aimerions pouvoir disposer d’une évaluation nous permettant d’apprécier les effets fiscaux des régimes dérogatoires au modèle de convention de l’OCDE offerts à certains pays et pouvoir vérifier si les contreparties économiques de ces cadeaux ont toujours été au rendez-vous.

Nous nous permettons de vous suggérer, monsieur le ministre, de procéder à l’évaluation des conditions dans lesquelles les intérêts financiers publics sont défendus par l’économie des conventions fiscales. Cette évaluation devra être réalisée convention par convention et faire l’objet d’une synthèse permettant d’élaborer une véritable stratégie fiscale internationale. Nous sommes demandeurs d’une communication des résultats.

Sur l’autre volet, la gestion administrative de l’impôt et, en particulier, du contrôle fiscal, autant le dire tout de suite, nous entrons dans le vif du sujet, c’est-à-dire dans une vaste invraisemblance qui voit le bouclier se transformer en arme d’autodestruction particulièrement perfide.

Il faut évidemment mentionner ici le rôle de l’OCDE. Cette organisation des pays développés a été chargée par le G20 – le fameux G20 qui, chacun le sait, a supprimé par décret les paradis fiscaux en 2009 – de lutter contre les États non coopératifs en procédant à un examen par les pairs des conditions dans lesquelles les pays s’appliquent à jouer le jeu de la transparence fiscale.

Or dans le processus du Forum mondial, les conventions fiscales ont été instrumentalisées pour permettre aux pays non coopératifs d’échapper à ce que les Anglais appellent le naming and shaming – nommer et jeter la honte sur les gens. Tout ceci s’est déroulé sous les auspices et avec la bénédiction des États de l’OCDE.

Combien de pays inscrits sur la liste noire des paradis fiscaux ont-ils pu en sortir par la simple signature de conventions fiscales avec des États aussi peu scrupuleux qu’eux ? Quel a été le prix payé aux îles Féroé ou à Andorre pour avoir accepté de signer des conventions fiscales avec les îles Caïmans afin que celles-ci sortent de la liste ? Il faut nous le dire, monsieur le ministre, et il faut que vous plaidiez à l’OCDE pour que, au minimum, il soit mis fin à cette imposture.

J’ai déjà eu l’occasion de le dire ici même : si les listes des paradis fiscaux se vident, celles des contribuables disposant de comptes dans ces juridictions ne cessent d’enfler. J’y reviendrai.

Commençons par faire le ménage chez nous ! Chez nous, c’est-à-dire en Europe et en France. Combien de temps encore devrons-nous supporter que l’Autriche, la Suisse, le Luxembourg ou la Belgique trichent ? Combien de temps encore devrons-nous tolérer que la France vide sa liste des États non coopératifs, désarmant au passage les trop rares et faibles instruments anti-évasion de notre législation fiscale ?

Monsieur le ministre, combien de demandes d’assistance administrative avez-vous adressées à vos homologues dans le monde ? À qui ? Pour quels résultats ?

Je voudrais vous dire notre satisfaction que la France ait tourné le dos à la tentation de signer les accords Rubik, par lesquels la Suisse entendait, en quelque sorte, acheter la paix fiscale. Nous avons été très inquiets, et j’ai personnellement été interviewé par des journalistes helvétiques sur des rumeurs de ralliement de la France d’après mai 2012 à ces sirènes ou, devrais-je dire, à ces cors des Alpes… Rubik, ce n’est rien d’autre qu’une amnistie fiscale !

Il n’empêche que nous aimerions connaître quelles initiatives ont été prises au nom de la France devant l’attitude de certains de nos partenaires dans l’Union européenne, qui pratiquent une duplicité inadmissible, signant d’une main ce que de l’autre ils déchirent.

Il est de plus en plus question d’un Foreign Account Tax Compliance Act, ou FATCA européen, devant ce que d’aucuns voient comme la faillite des conventions bilatérales. Pourquoi pas ? Cette piste peut être intéressante. Néanmoins, ne nous leurrons pas : le FATCA européen, pour exister, devra être adossé à une ferme volonté politique qui fait manifestement défaut dans cette Europe où la concurrence fiscale s’étend à la lutte contre les paradis fiscaux.

Par ailleurs, ne soyons pas trop naïfs ! Le FATCA des États-Unis ne nous fera aucun bien. Au demeurant, que ne l’appliquent-ils au Delaware ou au Wyoming, nos amis américains ? Je vous suggère, monsieur le ministre, de lancer au plus vite vos services de la direction générale du Trésor sur les effets de cette opération sur les flux de capitaux dans le monde.

Ils pourront utilement s’inspirer de l’étude de Zucman et Johansen sur l’impact des conventions fiscales. Je ne résiste pas à la tentation de citer l’une des conclusions de leurs travaux : le durcissement des conventions avec un pays, la Suisse par exemple, se traduit par le déplacement des fonds, non vers le pays qui a obtenu le durcissement, mais vers d’autres contrées de l’offshore, Singapour par exemple.

Étant donné les mesures annoncées ici ou là en Europe, nous vous demandons, monsieur le ministre, de faire en sorte que les flux de capitaux entrant et sortant des pays de l’Union européenne et de ses partenaires soient surveillés et contrôlés avec la plus extrême vigilance, moyennant quoi nous sommes évidemment très favorables à un échange automatique d’informations, le système actuel étant totalement inadapté, comme l’avait remarquablement exposé M. Van Ruymbeke l’an dernier devant notre commission d’enquête sur l’évasion fiscale internationale.

J’en viens donc, monsieur le ministre, à une question particulièrement inquiétante, celle des conditions dans lesquelles les conventions fiscales sont concrètement appliquées. Lors des travaux de notre commission d’enquête, nous avons pu être alertés sur les difficultés présentées par la mise en œuvre effective de conventions passées avec des pays qui vont jusqu’à dénoncer les accords conclus avec la France.

Je relève au passage que les motifs de certaines dénonciations sont intéressants et pourraient être utilement médités pour résoudre le très intéressant problème de la légitimité du droit d’imposer. Je songe en particulier au Danemark et à la question de l’imposition des revenus différés. Ma question est de savoir où nous en sommes des litiges qui nous opposent avec nos cocontractants et si, en matière de prix de transfert notamment, nous parvenons à faire réellement prévaloir le droit.

Au-delà, me référant à l’actualité mais n’oubliant pas des dossiers plus anciens dont nous avons pu prendre connaissance, je voudrais vous poser quelques questions précises, qui illustrent un problème de gouvernance auquel notre commission d’enquête sénatoriale avait souhaité apporter une solution, notamment en préconisant comme première mesure la création d’un haut-commissariat à la défense des intérêts financiers publics, qui aurait pu être le garant de la transparence de ces procédures.

Premièrement, monsieur le ministre, pouvez-vous nous indiquer les raisons pour lesquelles la convention fiscale bilatérale entre la France et la Suisse a pu aboutir à forger de la situation de fortune de M. Cahuzac une représentation si fausse que le ministre de l’économie s’est dit « utilisé », tandis qu’un journal d’une incroyable complaisance a pu titrer sur le « blanchiment », un mot doublement malheureux en l’occurrence ?

Nous aimerions d’ailleurs avoir quelques précisions sur le sens de ces propos, monsieur le ministre, car, nous vous le confions, nous ne sommes pas très rassurés par le fait qu’un ministre de l’économie et des finances avoue avoir été « utilisé ». Nous ne percevons que trop à quel point les monétaristes de tout poil, les partisans du démantèlement de l’État social, les adeptes de la précarisation des salariés vous utilisent pour placer la France dans la spirale de la déflation, du chômage et de l’appauvrissement.

Deuxièmement, je vous interrogerai sur les traitements tout à fait énigmatiques qu’a pu recevoir le listing remis par M. Hervé Falciani à la justice de notre pays. Je veux parler de la très mal nommée « liste des 3 000 ».

Le rapport de notre commission d’enquête comportait un certain nombre de questions auxquelles nulle réponse n’a été apportée à ce jour. Or le parcours de cette liste, tel qu’il a été relaté par plusieurs acteurs de ce dossier, est particulièrement intriguant.

Je rappellerai brièvement quelques faits. Voilà une liste communiquée à l’administration fiscale, laquelle nous dit qu’elle n’a été « en aucune façon exploitée ». C’est étrange, puisqu’elle laisse supposer l’existence d’un grand nombre de contribuables fraudeurs.

Finalement, par l’intermédiaire du procureur de Nice, qui dispose d’informations cryptées, la liste arrive sur le bureau de l’administration fiscale. Celle-ci indique avoir identifié 3 000 titulaires de comptes, mais avoir tout de même relevé 8 000 occurrences. Le procureur s’étonne, car les services techniques auxquels il avait confié les données informatiques précisent qu’elles auraient rempli un train de marchandises. Même avec 8 000 occurrences, c’est plutôt à une mobylette, éventuellement à un triporteur, que l’on a affaire ! (Sourires.)

L’administration fiscale nous dit avoir laissé tomber la liste de l’informateur pour privilégier celle du procureur. Le procureur, quant à lui, nous informe qu’il n’y retrouve pas ses petits et suggère que quelque chose s’est passé au niveau des services techniques, soit de l’Institut de recherche criminelle de la gendarmerie nationale, l’IRCGN, soit du service de la douane judiciaire.

Nous avons demandé qu’une enquête administrative soit ouverte à ce propos. L’a-t-elle été ?

Un autre témoignage compte beaucoup. Le procureur nous indique : « En réalité, M. Falciani, pour des raisons qui m’échappent encore, nous a livré par bribes ce qu’il détenait. Avant que l’autorité judiciaire n’aille chercher ces données – je l’ai su plus tard –, il semble que des tractations aient eu lieu avec les services fiscaux, ce qui n’est pas peu dans ce dossier ». Ce n’est en effet pas peu !

Monsieur le ministre, avez-vous fait vérifier l’existence de telles tractations ? Ce point est assez crucial, car on peut facilement imaginer leur objet. Malgré son volume, la liste transmise au procureur n’avait-elle pas été quelque peu arrangée ? Telle est la question.

Enfin, nous voudrions savoir si le fisc français a été aussi diligent que son homologue britannique, dont nous savons bien qu’il a récupéré beaucoup plus de recettes fiscales que nous n’avons pu le faire, ou si nous nous situons plutôt du côté de la Grèce, où ce fameux listing a conduit à mettre en cause l’un de vos homologues, M. Papaconstantinou, accusé en son temps d’avoir tronqué la liste HSBC.

Arrivé à ce stade de mon intervention, je ne dirai que quelques mots des conventions d’entraide judicaire et de leur fonctionnement dans le champ fiscal, ainsi que des conventions concernant la lutte anti-blanchiment.

S’agissant de l’entraide judicaire, les témoignages recueillis par la commission d’enquête sénatoriale sont très inquiétants. Les résultats obtenus en la matière sont, certes, parfois bons, mais souvent très mauvais. À cet égard, le Royaume-Uni, en particulier, paraît des plus réticents à fournir la moindre information, alors même que ce pays se prétend à la pointe de la lutte contre le terrorisme international.

Où en est le projet d’un parquet financier européen ? J’ai compris que le Président de la République souhaitait renforcer le bras judiciaire de la lutte contre le blanchiment en France. Nous lui suggérons d’étendre un peu son horizon à cette Europe de l’ombre, qu’il est beaucoup plus urgent de rendre transparente que le parc de vélocipèdes de tel ou tel ministre.

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