Monsieur le Président,
Madame La ministre,
Mes chers collègues ,
Loin de ce que nous venons d’entendre sur les bancs du ministère et des commissions, loin de l’unanimité qu’on veut nous présenter autour de ce projet de loi, la L.E.N n’est pas la loi consensuelle et moderne qu’on voudrait nous présenter :
Au regard des inquiétudes qui se sont manifestées dans le monde de l’informatique autour de cette loi, on peut être sceptique sur le fait de savoir si l’objectif du projet de loi, à savoir « rétablir la confiance dans l’économie numérique » est réellement atteint. A moins que cet objectif n’ait pour vocation de ne rassurer qu’une partie des acteurs de l’informatique : moins le consommateur que le « cybermarchand », moins le citoyen-internaute que les multinationales et les majors.
C’est certainement là que se situe la clé de la divergence d’appréciation que nous portons sur ce projet de loi, et plus globalement sur le projet numérique du Gouvernement : un internet marchand sous contrôle des puissances économiques et de l’Etat là où nous souhaiterions que l’internet soit un bien commun à la disposition de tous. En effet, des lois de sécurité quotidienne et de sécurité intérieure sur le contrôle des flux de données, au contrôle de l’informatique via TCPA en passant par le filtrage des contenus d’internet avec la présente loi, le parti pris est affiché : minorer la vocation démocratique de l’outil internet pour se focaliser sur sa dimension commerciale.
Pour nous, internet n’est pas seulement la marchandisation des biens et des idées c’est aussi et avant tout un formidable outil de communication, d’expression et de création. La vocation d’internet était de s’imposer comme une pratique populaire et comme un média de masse : toucher le plus grand nombre, le plus rapidement possible, en tous lieux possibles ; c’est là que se situe véritablement la révolution internet qui a été de bouleverser les notions traditionnelles de distance et de temps qui s’attachaient aux médias traditionnels.
Au rythme de leur développement, dès 2008, soit seulement quinze ans après leur apparition « grand public », les réseaux numériques feront partager à un sixième de l’humanité un espace socialisé de diffusion et d’élaboration de l’information : on comprend bien les enjeux qui se profilent derrière ce chiffre et la nécessité de poser les bons objectifs, pour qu’internet ne devienne pas à l’image des « radios libres » ; un espace normalisé et conventionnel loin de leur vocation initiale.
La « République numérique » promise par Jean-Pierre RAFFARIN nous rappelle Yves LAFARGUE dans le journal « Les Echos » d’hier, une promesse dangereuse « Personne ne conteste qu’Internet et les nouvelles technologies sont des outils d’une grande utilité, mais leur séduction est source d’illusions. La bulle boursière a eu des conséquences dramatiques sur les salariés, en général limitées au secteur TMT (technologies, multimédia, télécommunications).
La bulle sociale, si nous ne la dégonflons pas en dénonçant les promesses qui ne peuvent être tenues, aura des conséquences encore plus négatives car elles toucheront tous les secteurs d’activités. »
Car la réalité d’internet c’est également la persistance des inégalités : l’accès de tous au numérique souhaité par le Président de la République est loin d’être garantit alors que les opérateurs privés refusent de s’implanter dans les zones non-rentables.
C’est d’ailleurs ce qui a motivé l’insertion des articles 1erA et 1erB dans le projet de loi, afin de tourner l’inertie des opérateurs privés. Mais la solution retenue reflète en réalité le projet de société de la droite libérale dans toute sa logique : Ce que le texte appelle « l’insuffisance d’initiatives privées » comme condition d’autorisation interdit aux collectivités d’intervenir là où sont les opérateurs. De fait, on n’émule pas les opérateurs et on les dédouane de s’implanter là où ils ne viennent pas : la collectivité paiera !
C’est donc bien une conception de l’Etat au service du capitalisme qui est consacré ici et non l’Etat au service du bien commun. Ce qui n’est guère de nature à nous étonner dans un contexte de privatisation de France Télécom et plus généralement de privatisations des services publics. Vous comprendrez que nous ne puissions adhérer à une telle vision de la société.
L’inégalité internet c’est aussi, concrètement, le sous-équipement patent en milieu scolaire et son déficit de prise en compte dans la formation : malgré les engagements réguliers des différents gouvernements, ceux-ci ne passent pas l’obstacle de l’implication financière de l’Etat.
D’autre part, comme au plan des directives européennes, nous ne pouvons que déplorer que la dimension commerciale reste au coeur du projet gouvernemental, dans un contexte où la liberté de la concurrence est largement illusoire : l’exemple Microsoft nous le rappelle à l’envie. Cette conception justifie la mise sous contrôle de l’Etat et des opérateurs privés plutôt que le développement d’une réglementation destinée à renforcer les droits et la protection des internautes.
J’en donnerais plusieurs exemples :
Concernant la responsabilité des intermédiaires techniques, qui concentre encore l’essentiel des interrogations, tant il est vrai que le texte, dans sa mouture Assemblée Nationale s’apparente à bien des égards à une « censure par précaution ».
En effet, au détour de l’article 2, l’Assemblée Nationale a réintroduit de façon implicite l’exigence de « diligences appropriées » à l’égard des hébergeurs qui avait pourtant encourue la censure du Conseil constitutionnel. La contradiction de cet article avec la directive sur l’économie numérique n’a d’ailleurs pas échappé à nos rapporteurs qui, fort heureusement, en sont revenus à une lecture plus modérée. L’hébergeur, il faut le redire, n’a pas vocation à se substituer au juge : tel est le sens des amendements que nous avons déposé sur l’article 2.
Le commerce électronique trouve, dans le présent texte, un cadre qui a vocation à s’intégrer dans le droit commun des contrats et il faut s’en réjouir. Néanmoins, il est tout à fait symptomatique de constater la difficulté de la majorité parlementaire à réduire les effets néfastes de la prospection commerciale : alors que le projet de loi initial interdisait par principe aux marchands du net de démarcher ou « spammer » les visiteurs sans leur accord « opt in », l’Assemblée Nationale à introduit une dérogation de taille en rétablissant « l’opt out » - c’est à dire l’accord de principe du visiteur qui ne bénéficie, alors que d’un droit d’opposition) pour les personnes inscrites au registre du commerce et de l’industrie.
La majorité sénatoriale va même plus loin en ne limitant plus la prospection directe par courrier électronique à l’offre de produits analogues : autant dire que tout acheteur sur internet ne bénéficiera plus de la libre choix qu’on prétendait lui offrir.
Enfin, la « libéralisation » de la cryptographie que l’on nous présente ici avec enthousiasme est d’apparence puisqu’elle ne vise que l’usage et non la fourniture de logiciels de cryptage - soumis à un régime de déclaration - dont on ne sait pas si elle concerne également la diffusion gratuite de ces logiciels. Contrôle également en direction de la recherche fondamentale sur le numérique qui, dans le présent texte devient soumise à un régime de déclaration préalable.
Sur tous ces points, différentes associations d’internautes et de droits de l’homme nous ont alertés ; nous regrettons particulièrement que les commissions n’aient pas souhaité les auditionner publiquement. Comme si le débat autour de ces questions dérangeait.
Pour notre part, nous restons sur une position plus que réservée à l’égard du présent texte, même si nous considérons en effet nécessaire de donner un cadre juridique à l’internet plutôt que de le laisser se développer hors-cadre et si nous prenons acte des améliorations proposées par les commissions !
C’est pourquoi le groupe des sénateurs communistes, républicains et citoyens s’abstiendra.