Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, évoquer, échanger et débattre sur le suicide, en particulier sur celui des agriculteurs, suppose un débat exigeant et sérieux, pour apporter des réponses justes et adaptées.
Tout d’abord, parce que les chiffres sont glaçants. Une enquête de Santé publique France estime que le suicide des agriculteurs est supérieur de 20 % à celui de la population générale – cet écart atteint 30 % pour les seuls éleveurs de bovins laitiers. Selon cette même enquête, on compte presque un suicide par jour ; ce sont surtout des hommes, âgés de 45 ans à 54 ans.
Ensuite, parce que nous touchons à l’humain. Se suicider, mettre fin à sa vie, c’est l’un des gestes les plus terribles qui soient. Il n’y a pas une seule cause ; elles sont multiples : rupture, maladie, isolement, problèmes personnels, financiers ou professionnels, etc. Prévenir les suicides demande donc de prendre l’ensemble de ces facteurs en compte et de tenter d’y apporter une réponse globale, mais adaptée à chacune et à chacun.
C’est pour cela que nous partageons l’avis de la commission et de l’auteur de la proposition de loi, Henri Cabanel – je tiens d’ailleurs à le remercier sincèrement de son travail –, de prendre le temps de débattre ensemble, de réaliser des auditions et de confronter nos avis et nos solutions.
Il est vrai, comme ma collègue Cécile Cukierman l’a souligné il y a quelques jours lors du vote du projet de loi de finances, que les agriculteurs de notre pays sont, depuis des années, en butte à des injonctions contradictoires.
Le monde paysan a été confronté à des changements radicaux depuis la fin des années 1960 : mécanisation, impératifs d’augmentation de la productivité, utilisation de nouveaux pesticides, perte d’autonomie sur les semences, informatisation, charges administratives et comptables toujours plus importantes. Bref, nos agriculteurs font face à un changement permanent.
Or toutes ces adaptations ont eu pour conséquence ce que l’on a appelé « l’endettement obligé » – élément prétendument indispensable pour s’inscrire dans la modernité… – et la pression de plus en plus grande de cet endettement sur la vie quotidienne. Tout cela dans un contexte de libéralisation croissante des échanges et des marchés et de pression des agro-industriels et de la grande distribution. Sans compter la volonté de multiplier encore et toujours les accords de libre-échange qui sont et seront les fossoyeurs du modèle agricole familial que nous défendons !
Que dire encore de l’envolée des prix du foncier et de la défiance que suscite cette profession parmi une population qui ne veut plus de pesticides, qui refuse la malbouffe et qui est de plus en plus sensible aux scandales sanitaires et environnementaux, souvent à raison ?
Ainsi, les agriculteurs sont pris en tenaille. D’un côté, il y a les remboursements des emprunts et le coût exorbitant des produits et pesticides, qui s’accompagne d’une sorte de captivité des agriculteurs face aux entreprises « phyto », comme nous avions pu le dénoncer lors de l’examen de la loi Égalim. De l’autre, il y a les prix tirés vers le bas par la grande distribution, prix qui ne permettent plus de vivre décemment.
Il est insupportable de se dire que, aujourd’hui, ces hommes et femmes qui nous nourrissent vendent leurs productions à perte et n’arrivent même pas à se payer un SMIC, alors qu’ils travaillent sept jours sur sept, plus de dix heures par jour.
Tout cela pour subir finalement un niveau de retraite indécent après une longue vie de dur labeur. À cet égard, et sans polémiquer, comment ne pas rappeler aujourd’hui que votre gouvernement a empêché l’adoption de notre proposition de loi revalorisant les pensions de retraite agricole, en utilisant la procédure de l’article 44, alinéa 3, alors même que ce texte avait été adopté à l’unanimité par l’Assemblée nationale et que les groupes du Sénat étaient également unanimes pour le voter ?
Cette proposition de loi était simple, et son adoption aurait eu pour effet immédiat la garantie d’une retraite des exploitants agricoles à 85 % du SMIC – et Dieu sait que, à ce niveau de ressources, on ne vit pas !
Comment ne pas rappeler qu’il s’agissait alors, comme aujourd’hui, de répondre à une urgence sociale, celle des retraités agricoles qui ne peuvent pas vivre dignement ? En effet, comment parler de dignité quand le niveau de revenu se situe entre 700 et 800 euros en métropole et se réduit parfois à seulement 100 euros dans nos territoires ultramarins ? Comment peut-on vivre avec moins que le seuil de pauvreté et que le minimum vieillesse ?
Puis, il y a la culpabilité parfois, face aux enjeux environnementaux et à l’agri-bashing, et le sentiment d’appartenir à une profession qui est stigmatisée et incomprise du monde urbain et qui n’est plus reconnue comme essentielle pour notre sécurité et notre souveraineté alimentaires.
Je rappelle ces éléments, car c’est en les prenant tous en compte que nous pourrons travailler efficacement ensemble à prévenir les suicides dans le monde agricole.
Enfin, nos agricultrices et agriculteurs vivent dans ce que l’on appelle les zones blanches. Alors que toutes les politiques accélèrent la métropolisation, en concentrant les lieux de pouvoir, de savoir et d’activités économiques, ceux qui vivent en ruralité ont l’impression d’être abandonnés.
Les écoles ferment, les services publics fuient les uns après les autres, les centres-bourgs se dévitalisent et l’essence qui est nécessaire pour se déplacer – il n’existe aucun transport public – coûte de plus en plus cher.
Quand il faut mettre une heure de voiture pour se rendre en ville ou aller se faire soigner ou qu’il faut parcourir plus de 25 kilomètres pour aller chercher une baguette de pain, le sentiment d’abandon et d’injustice est renforcé.
C’est donc, là aussi, les politiques d’austérité publique qu’il faut questionner et l’égalité territoriale qu’il faut exiger pour nos territoires ruraux, au même titre que pour nos quartiers populaires et nos territoires ultramarins.
Les gouvernements successifs portent la responsabilité de cette souffrance sociale, et le vôtre, malgré les promesses de la loi Égalim, n’a rien fait, bien au contraire, pour enrayer cette spirale mortifère. Nous pensons donc que le mécanisme d’alerte proposé par la proposition de loi ne règlera pas seul le problème, mais je suis certain que nous réussirons, ensemble, à trouver une solution.
C’est pourquoi le groupe CRCE votera la motion de renvoi en commission, d’autant qu’Henri Cabanel en est d’accord – je tiens à le remercier de nouveau d’avoir permis aujourd’hui ce débat.