En important dans la sphère publique des méthodes et des référentiels issus de l’entreprise privée, cette logique a diffusé une culture de la performance, fondée sur une séparation de principe : d’un côté, des agences autonomes, cantonnées à des missions d’exécution ; de l’autre, une administration centrale, supposée assurer le pilotage stratégique et la tutelle.
Pourtant, cette ligne de partage, loin de clarifier l’action publique, a le plus souvent conduit à une prolifération d’entités, sans vision d’ensemble ni cohérence doctrinale. La diversité des statuts, l’hétérogénéité des missions et la complexité des financements — relevées par la commission d’enquête — traduisent ce morcellement des responsabilités qui rend illisible la place de l’Etat dans l’action publique. Citoyens comme parlementaires se trouvent confrontés à une constellation d’organismes, sans jamais pouvoir saisir la stratégie nationale. L’autonomie affichée des agences devient alors trop souvent un paravent commode à la déresponsabilisation.
Le rapport met également en exergue l’absence de transparence et de lisibilité des flux budgétaires, liée notamment à une hétérogénéité des statuts de ces agences et opérateurs et à leur multitude. Or, il s’agit là d’une exigence démocratique élémentaire. Le rapport souligne utilement l’intérêt de publier et d’enrichir le « jaune budgétaire Opérateurs » sous format numérique et en open data, en élargissant son périmètre à l’ensemble des organismes publics nationaux et en affinant les données, afin de garantir un contrôle parlementaire effectif.
Plus largement, le groupe CRCE-K partage le constat de la commission : la banalisation de l’agencification « à la française » s’est trop souvent faite au détriment de l’égalité territoriale et de l’efficacité du service public. Renouer avec une doctrine d’ensemble devient donc indispensable : clarifier les missions, responsabiliser les acteurs, et réinternaliser chaque fois que cela est pertinent et plus cohérent. C’est à cette condition que l’État pourra redevenir pleinement ce qu’il n’aurait jamais dû cesser d’être : le garant exigeant et attentif de l’intérêt général, au service de toutes et tous, sur l’ensemble du territoire.
I- L’État brille par son absence : de l’affectation des moyens humains à sa doctrine d’agencification
Si l’on pousse jusqu’au bout la logique décrite précédemment, il apparaît clairement que le morcellement de l’action publique s’accompagne d’un pilotage lacunaire des moyens humains mobilisés. Tout encadrant, à quelque niveau hiérarchique que ce soit, ne peut que constater combien les constats dressés par la commission sont, à cet égard, aussi édifiants qu’inquiétants : l’État est aujourd’hui incapable de définir une doctrine cohérente de gestion de ses ressources humaines au sein de ces agences, opérateurs et organismes consultatifs qu’il a pourtant lui-même multipliés.
À sa décharge, la confusion qui entoure encore la définition du périmètre exact de ces entités n’est pas étrangère aux difficultés rencontrées. Mais derrière cette confusion administrative, c’est bien un déficit de volonté politique qui transparaît. Les auditions ont mis au jour une réalité pour le moins paradoxale : l’État ignore combien d’agents travaillent sous sa responsabilité, et ne sait pas davantage en mesurer le coût global. L’aveu de la ministre de la Fonction publique devant la commission est, de ce point de vue, sans appel : « L’ignorance du nombre d’agents publics travaillant dans les agences et opérateurs […] ou encore l’incapacité de la DGAFP à connaître la part de fonctionnaires effectuant une mobilité au sein d’une agence ou d’un opérateur sont à ce titre symptomatiques du manque de vision unifiée de la part de l’État de l’ensemble de ses agents. »
Cette absence de pilotage se traduit, très concrètement, par des choix de gestion souvent contre-productifs. Sous la pression d’objectifs croissants, mais sans marges de manœuvre adaptées, certaines agences se voient contraintes d’empiler des solutions précaires pour maintenir leurs missions. L’exemple de l’ADEME est, à cet égard, emblématique : pour répondre à l’extension de ses missions, l’agence a dû recourir à 93 équivalents temps plein en intérim, à un coût unitaire pourtant supérieur à celui d’un CDD, pour des missions limitées dans le temps — alors même que le plan de relance s’étalait sur deux ans.
En outre, faute de doctrine claire et partagée, certaines agences n’hésitent pas à abandonner unilatéralement certaines missions, sans réelle concertation avec leur ministère de tutelle. Sans vision globale, sans stratégie de recrutement ni politique d’affectation lisible, l’État continuera à naviguer à vue, exposant ses agences et opérateurs à des impasses managériales aussi coûteuses qu’inefficaces.
Dans cette perspective, la question de l’attractivité de la fonction publique, bien qu’elle dépasse le seul cadre de la commission d’enquête, apparaît comme un corollaire incontournable. Revaloriser les carrières, fidéliser les compétences et sécuriser les parcours professionnels doivent redevenir des priorités stratégiques si, comme le préconise la commission, l’on entend réinternaliser certaines missions et les effectifs qui les portent. À défaut, la fragmentation actuelle continuera de masquer l’ampleur réelle des disparités entre services centraux, agences et opérateurs, faute de disposer de données consolidées, comparables et réellement exploitables pour le pilotage public.
II- Sur la sincérité et la faisabilité des économies annoncées par le gouvernement
Au-delà de ce constat, le groupe CRCE-K interroge la sincérité et la pertinence des modalités de réduction de la dépense publique exposées par la ministre chargée des Comptes publics devant la commission d’enquête. Comme le rappelle la page 207 du rapport :
« Le Gouvernement souhaite réaliser 40 milliards d’euros d’économies, dont la moitié environ sur l’État. Or, en comptabilité générale, les opérateurs ont reçu 77 milliards d’euros de financements publics (53 milliards hors établissements universitaires et de recherche), alors que la somme des produits régaliens de l’État était de 323 milliards d’euros. Un effort des opérateurs identique à celui de l’État représenterait donc une diminution de leurs financements de 4,8 milliards d’euros (ou 3,3 milliards hors universités et recherche). »
La commission d’enquête a d’ailleurs mis en évidence le mirage que constituerait une économie fondée exclusivement sur des fusions ou des suppressions d’entités, lesquelles, selon le rapport, ne représenteraient qu’environ 540 millions d’euros. Les économies ainsi brandies par le gouvernement ne pourraient donc être réalisées qu’au prix d’un rétrécissement assumé du périmètre des politiques publiques portées par l’État et ses agences. Le groupe CRCE-K s’y oppose résolument et tient à rappeler qu’il n’est pas dupe des tentatives de détourner ce rapport pour justifier de nouvelles coupes budgétaires ou des reculs du service public.
Certes, certaines pistes d’économies existent. Mais encore faut-il poser une question centrale : l’État dispose-t-il aujourd’hui des moyens réels de réinternaliser les missions concernées ? Et surtout, le gouvernement est-il prêt à créer les conditions pour que cette réinternalisation ne se fasse pas à moyens constants ou, pire, décroissants ?
Sans anticipation sérieuse, une telle stratégie risquerait de se traduire par une perte de compétences au sein de l’État et des collectivités, une vacance accrue de postes et, in fine, une dégradation du service rendu aux usagers. Il n’est pas inutile de rappeler que les ministères connaissent déjà un taux de vacance supérieur à celui de nombreux opérateurs.
En outre, depuis la réforme de l’administration territoriale de l’État (RéATE) et la loi La Modernisation de l’action publique (MAP) , la trajectoire des services déconcentrés — marquée par un recul tendanciel des effectifs, l’érosion de réseaux techniques spécialisés et une perte d’attractivité statutaire — a fragilisé la capacité de l’État à exercer les fonctions d’accompagnement. Dans de nombreux territoires, la raréfaction de l’ingénierie publique a favorisé le recours à des prestations privées, coûteuses et parfois déconnectées des réalités locales, accentuant ainsi les inégalités d’accès à l’expertise.
Ainsi, si la commission évoque la piste d’un moratoire sur la création d’agences, nous tenons à souligner qu’un tel gel ne saurait devenir un dogme intangible. La création de nouveaux services publics ou de nouvelles missions doit rester possible chaque fois que l’intérêt général l’exige. Nous mettons donc en garde : les opérations de fusions, suppressions ou redéfinitions de missions ne doivent jamais servir de cheval de Troie à une privatisation rampante .En d’autres termes, le besoin de rationalisation ne peut en aucun cas justifier que des pans entiers de missions de service public soient transférés au secteur privé sous couvert de simplification.
De même, le diagnostic sans appel du rapport engendre une autre question : Faut-il, pour autant, condamner en bloc tout recours aux agences ? L’impératif de cohérence ne saurait conduire à nier la fonction critique que certaines agences remplissent pour la République. L’ADEME en est l’illustration : c’est précisément grâce à son autonomie qu’elle exerce un rôle de « checks and balances républicain », produisant une expertise indépendante, établissant des diagnostics parfois à rebours des urgences politiques du moment et formulant des stratégies inscrites dans le temps long.
Ainsi le groupe rappelle qu’il ne souscrit pas à toutes les recommandations formulées : certaines recommandations visant l’ANRU, les agences environnementales et du logement ne semblent pas faire l’unanimité des élus locaux. De même, chacun s’accorde sur l’impératif de bifurcation écologique qui doit primer sur toute réorganisation de l’Etat.
Aussi, pour le groupe CRCE-K, le cap est clair : préserver durablement la capacité d’intervention publique, garantir la lisibilité budgétaire et restaurer la transparence de la dépense, sans céder à aucune dérive qui reviendrait à proscrire par principe le maintien ou la création de nouveaux opérateurs publics, dès lors que l’intérêt général l’impose.
Pour illustrer cette ligne de crête : s’agissant de la gestion du patrimoine immobilier de l’État, nous partageons l’objectif de sobriété foncière, particulièrement à l’heure des transitions écologiques, mais nous nous opposons à la recommandation visant à créer une foncière d’État, dont la logique patrimoniale court le risque de déposséder durablement l’État de ses leviers fonciers. À l’inverse, nous assumons notre engagement pour une politique industrielle et sanitaire ambitieuse, qui s’incarne notamment dans notre proposition de loi visant à instituer un pôle public du médicament et des produits médicaux, par la création d’un établissement public national capable de garantir, dans la durée, la souveraineté sanitaire et l’accès effectif aux traitements pour toutes et tous.
Ainsi, l’analyse oblige à refuser tout simplisme : les agences ne sont ni « bonnes » ni « mauvaises » dans l’absolu. Tout dépend des missions qui leur sont confiées, de leur mode de pilotage, de leur rattachement institutionnel, de leur transparence, et surtout du sens politique que l’on donne à leur action. Ce que révèle en creux la prolifération des agences, c’est l’absence d’une doctrine cohérente et assumée de l’État..
C’est bien là que le débat doit être replacé : non dans l’inventaire comptable de doublons ou dans le mirage d’économies mécaniques, mais dans l’exigence de refonder une architecture républicaine de l’action publique. Le groupe CRCE-K ne revendique pas une recentralisation dogmatique, mais bien une repolitisation de l’action publique, c’est-à-dire une redéfinition assumée des finalités collectives de l’État, fondée sur les principes d’égalité, de solidarité, de planification démocratique, de justice sociale et de transition écologique..
Conclusion : quelle nouvelle organisation pour des services publics, en cohérence avec les besoins des Français ?
Le rapport souligne pour réfuter l’idée d’économies réalisables à périmètre constant, que « l’enjeu véritable, en termes d’économie, porte sur le périmètre des politiques publiques portées par des opérateurs et agences d’intervention ». Autrement dit, faire des économies reviendrait, in fine, à réduire ou supprimer des missions essentielles de service public. Pour le groupe CRCE-K, si cette logique portée par le gouvernement Bayrou venait à prévaloir, elle serait totalement inacceptable : notre pays n’a pas besoin d’abaisser ses ambitions collectives, mais au contraire de mobiliser des investissements massifs pour construire l’avenir.
La moitié des effectifs employés dans les agences et opérateurs se trouvent dans les universités et les centres de recherche publics : or, comme le rappelle François Ecalle, président de l’association Fipeco, auditionné par la commission d’enquête, « les dépenses affectées à l’enseignement supérieur et à la recherche ne sont pas particulièrement élevées en France ». Ces dépenses sont par ailleurs des dépenses d’avenir, essentielles au développement de la France de demain. De même, le choix d’envisager de réduire le périmètre de l’Ademe doit être bien pesé. Cette décision est-elle compatible avec les conclusions du rapport Pisani-Ferry/Mahfouz, qui estime les investissements en matière de transition écologique à hauteur de 66 milliards d’euros, dont 25 à 34 milliards de dépenses publiques ?
Le groupe CRCE-K propose également qu’il soit mis fin à la politique de démembrement de l’État. L’agence, l’opérateur, ne doit plus être la réponse systématique au moindre problème rencontré au plus haut niveau de l’État. « L’essentiel est de ne pas créer une agence pour régler le moindre problème : c’est malheureusement l’un des travers de notre administration et de l’État français » comme l’a rappelé Christian Charpy, haut fonctionnaire qui a conduit la fusion entre l’ANPE (Agence nationale pour l’Emploi) et l’Assédic (Association pour l’emploi dans l’industrie et le commerce).
Par ailleurs, le groupe CRCE-K note que le renforcement de la tutelle du préfet sur les agences dans les territoires constitue une avancée. Il faut toutefois faire attention à ne pas aller trop loin, au risque de produire une nouvelle tutelle centralisatrice de l’État.
Enfin, le groupe CRCE-K affirme son attachement à un État décentralisé, fort et stratège, qui planifie, régule, aménage et prend soin de toutes et tous. Cet État est le garant de l’égalité républicaine. Les dernières lois de décentralisation ont toutefois contribué à éloigner les représentations de l’État des citoyens, en renforçant les dynamiques de régionalisation et de métropolisation. Les sénateurs du groupe défendent au contraire des services publics partout et pour toutes et tous.
La logique comptable s’est désormais imposée partout. Pourtant, contrairement à la doxa libérale, la croyance dans la réduction des dépenses publiques a des conséquences néfastes sur la vie de nos concitoyens. Elle se couple à un désengagement de l’État, qui se défausse de certaines de ses responsabilités sur les collectivités territoriales. Se faisant, comment assurer un développement équilibré sur tous les territoires ? L’État met au contraire en concurrence les collectivités entre elles, en multipliant les appels à projets, comme constaté lors de certaines auditions d’agences et opérateurs.
Aujourd’hui, les appels à projets écrasent tout. Comme l’explique le sociologue Renaud Epstein, ils sont devenus « l’instrument banalisé de distribution des crédits dans les territoires ». « L’Etat alloue ces ressources exceptionnelles par le biais d’appels à projets concurrentiels. Pour l’Etat, il y a de multiples intérêts : cela respecte le principe d’autonomie proclamé par les lois décentralisatrices, cela permet à l’Etat d’être sélectif, d’éviter le saupoudrage pour ne soutenir qu’un nombre réduit de projets ». Il ajoute que « l’appel à projet a radicalement changé les logiques de territorialisation ». Cependant, toutes les collectivités territoriales n’ont pas les ressources pour y répondre. L’échelon communal et l’échelon départemental sortent donc très affaiblis et menacés par ces évolutions. Dès lors, le groupe CRCE-K soutient la sauvegarde d’échelons de proximité. Il appelle aussi à substituer à une logique purement comptable une logique de solidarité territoriale.
Il est ainsi urgent de renforcer la place des communes et des départements. Les sénateurs du groupe rappellent par ailleurs leur attachement à la clause de compétence générale des communes et des départements. Ce couple est un pilier de la République de proximité, qu’il faut préserver et développer. Les communes ne doivent pas devenir des sortes de « territoires de seconde zones », loin des régions ou des métropoles qui concentreraient elles tous les pouvoirs.