36 propositions pour lutter contre la pénurie de médicaments
Par Laurence Cohen / 4 juillet 2023À l’issue de nos travaux et pour répondre aux difficultés qu’ils mettent en lumière, le rapport formule 36 recommandations qui visent, d’une part, à lutter en urgence contre les pénuries lorsqu’elles adviennent et, d’autre part, à s’attaquer à leurs causes structurelles.
L’hiver 2022-2023 est, en matière de pénurie, un contre-exemple. La triple épidémie de covid-19, de grippe et de bronchiolite, comme la crise qui a frappé des médicaments pédiatriques, n’ont été suffisamment anticipées ni par les industriels, qui produisent à flux tendu et à fondent à tort leurs prévisions sur les hivers précédents, ni par les pouvoirs publics. Le rapport insiste sur la communication particulièrement brouillée du ministre de la santé pendant cette période. Pour mieux préparer les prochaines saisons hivernales, nous invitons le Gouvernement à contrôler davantage les anticipations des industriels ainsi que la fiabilité des informations qu’il diffuse.
Surtout, il faut désormais développer les efforts d’anticipation et de cartographie, et prioriser les molécules les plus indispensables à la prise en charge des patients.
La publication, le mois dernier, d’une liste de médicaments essentiels dressée par des sociétés savantes est une première étape importante, attendue de longue date. Le Gouvernement doit veiller à y mettre de l’ordre : la liste, sitôt publiée, a été vivement critiquée par de nombreuses sociétés savantes, sa méthode d’élaboration étant pointée du doigt pour son opacité – la Haute Autorité de santé, notamment, n’y a pas été associée, et la question des liens d’intérêt n’est tout simplement pas traitée. Surtout, il est crucial que la question des nouvelles obligations et du nouveau cadre réglementaire qui sont destinés à être associés à l’exploitation d’un médicament dit essentiel sur le marché français soit rapidement éclaircie, sans quoi cette énième liste n’aura aucun contenu opérationnel. Sur ce point également, la commission déplore le « faux départ » du ministre de la santé, qui a enchaîné les déclarations contradictoires ces dernières semaines.
Il convient en tout état de cause – c’est un point central du rapport – de donner enfin toute leur effectivité aux obligations qui incombent aux industriels : elles ont certes été renforcées, mais elles font aujourd’hui l’objet de contrôles très insuffisants, qu’il s’agisse des plans de gestion des pénuries ou de l’obligation de constitution de stocks de sécurité. Vous trouverez dans le rapport une analyse fouillée des plans de gestion des pénuries de plusieurs médicaments essentiels, dont le bilan est inquiétant : les contrôles s’avèrent très lacunaires et n’interviennent que lorsqu’une tension a déjà été signalée. Il faut donc d’urgence combler la totale disproportion entre les missions que l’Agence nationale de sécurité du médicament est censée exercer et les ressources et moyens qui lui sont alloués, sans quoi ses pouvoirs de contrôle et de sanction resteront inopérants.
Au chapitre de l’information, sujet essentiel puisqu’il y va de notre capacité à restaurer la confiance et à apaiser des situations souvent anxiogènes, il nous est apparu que les dispositifs actuels étaient encore très perfectibles. Malgré de réels progrès récents, il existe quasiment autant de plateformes de suivi de la disponibilité des médicaments que de maillons de la chaîne. Les données disponibles manquent d’articulation et d’interopérabilité, mais aussi de fiabilité.
Par ailleurs, faute de coordination entre l’ANSM et les agences régionales de santé, la gestion des signalements de rupture ne se fait pas à l’échelon local, et les données agrégées au niveau national dissimulent de profondes disparités entre les régions. Il faut que l’enjeu de la territorialisation fine de la veille sanitaire soit au cœur du prochain contrat d’objectifs et de performance de l’ANSM.
Au chapitre de la distribution du médicament, ensuite, les auditions ont révélé là aussi un certain désordre, une absence de vision d’ensemble, un pilotage aléatoire. La commission plaide pour donner toute sa portée, notamment en situation de tension, au service public de la répartition, matérialisé par les obligations de service public des grossistes-répartiteurs. Ceux-ci sont en effet les garants de la distribution égale, sur l’ensemble du territoire et à l’ensemble des pharmacies, grande ou petites, de ce bien universel qu’est le médicament.
Le rapport formule par ailleurs, concernant la fabrication, plusieurs propositions pour rétablir en urgence la disponibilité de certains médicaments en situation de pénurie. Afin d’exploiter de manière optimale les capacités de production du marché, il propose, d’abord, de faciliter le redéploiement des stocks européens par l’harmonisation des règles de conditionnement comme d’étiquetage, et la réorientation de la production en exigeant des industriels l’identification de capacités alternatives de production des médicaments essentiels en amont des pénuries. Il propose également de favoriser le recours aux préparations hospitalières comme officinales. Enfin, il nous parait indispensable de renforcer les capacités d’intervention publiques, en mettant fin au démantèlement des capacités de production de l’établissement pharmaceutique de l’AP-HP (l’Ageps). Je rappelle ici que ses effectifs s’élèvent à 120 personnes et que ce sont 40 à 50 ETP qui vont être supprimés. Il faut faire évoluer les règlementations car ce qui est possible en temps de crise doit l’être à tout moment. C’est l’un des moyens pour que la puissance publique puisse reprendre la main. Je vous invite à regarder, dans notre rapport, les multiples expériences qui ont cours en Europe ( je pense à la Suisse et aux Pays Bas) mais dans le monde ( Egypte, Brésil, Etats -Unis…)
Le deuxième volet de nos recommandations vise à s’attaquer aux causes structurelles des pénuries : il faut en effet tout faire pour prévenir purement et simplement l’apparition de pénuries.
Le rapport propose ainsi, tout d’abord, de revoir profondément les modalités de régulation des dépenses de médicaments, qui ignorent encore trop aujourd’hui les enjeux d’approvisionnement. Les baisses de prix sur les produits matures, comme la fiscalité du secteur – avec la fameuse « clause de sauvegarde » - ne doivent pas frapper les médicaments indifféremment de leur place dans l’arsenal thérapeutique : nous souhaitons qu’ils tiennent mieux compte de l’apport médical et des risques d’approvisionnement. Lorsque cela s’avère nécessaire, les hausses de prix doivent être facilitées.
Concernant la demande de médicaments, nous proposons d’actionner le levier de la commande hospitalière : il est urgent de placer le critère de la sécurité d’approvisionnement au cœur des pratiques d’achat hospitalier, qui, parce qu’ils engagent des volumes considérables, peuvent et doivent être le bras armé d’une reconquête de la souveraineté sanitaire. Il faut donc définitivement préférer la promotion d’un achat sécurisé et souverain au seul critère de l’efficience économique, en promouvant également la qualité environnementale et sociale, puissant levier, quoiqu’ indirect, de souveraineté, et en généralisant l’usage des clauses d’implantation européenne sur les sujets critiques.
Toujours sur le terrain de la demande, la question des volumes de consommation et de l’encadrement des prescriptions est apparue centrale dans la réflexion du Gouvernement sur la régulation des produits de santé. Si la promotion du bon usage est évidemment une nécessité de santé publique, il nous a semblé qu’en matière d’éducation à la santé il faut préférer la qualité du temps médical disponible et la lutte contre les déserts sanitaires à la culpabilisation des professionnels.
Par ailleurs, on ne pourra lutter efficacement contre les causes profondes des pénuries sans réponse européenne. Nos marchés du médicament sont interconnectés, nos industries aussi : il est indispensable de coordonner nos efforts plutôt que d’entrer en compétition. Nous formulons donc plusieurs recommandations visant à ancrer une production européenne durable de médicaments, notamment grâce à nos atouts en matière sociale et environnementale.
Notre commission dessine un bilan pour le moins mitigé des nombreuses aides à la « relocalisation » mises en avant dans le Plan de relance et le plan France 2030. En réalité, ces aides ont été distribuées avant l’établissement d’une stratégie cohérente de relocalisation. Sur la centaine de projets financés, seuls 18 concernaient une réelle « relocalisation », et seuls cinq portaient sur un médicament ou principe actif stratégique.
De plus, le gouvernement ne peut pas appeler, à juste titre à la relocalisation, et laisser fermer des unités de production. Ainsi, Sanofi qui, en avril dernier, a annoncé, 135 suppressions de postes d’ici 2025 sur les sites d’Aramon et Sisteron ( l’équivalent d’une perte de production de 50 tonnes de principes actifs selon les syndicats).
Nous appelons à fixer des conditions plus claires au bénéfice des nombreuses aides publiques en faveur de l’industrie pharmaceutique. Par exemple, le « service rendu » des 710 millions d’euros de crédit d’impôt recherche perçus chaque année par l’industrie pharmaceutique est contesté. Nous faisons le constat d’aides publiques dirigées fortement vers l’innovation ; sans qu’elles ne se traduisent pas des engagements à produire en France. Alors que ce CIR est une source d’attractivité incontestable pour l’industrie de la pharmacie, nous avons aussi mis en évidence des techniques d’optimisation du CIR qui nuisent à l’approvisionnement de notre marché en médicaments : il nous a fallu aller chercher ces informations – avec grande difficulté… - auprès du ministère de l’Économie et des Finances.
Enfin, le rapport se penche sur le pilotage de ces politiques. Il dresse, à ce sujet, un constat alarmant : entre agences et directions centrales, les politiques du médicament apparaissent dispersées, sans cohérence d’ensemble et, parfois, contradictoires. C’est pourquoi nous suggérons la création d’un secrétariat général au médicament, placé sous l’autorité de la Première ministre et chargé de coordonner l’action des services comme d’arbitrer entre les différents enjeux sous-jacents. Il pourrait donc piloter la réponse aux pénuries les plus graves et mobiliser, au besoin, une « force publique d’action rapide », avec l’aide de la pharmacie centrale de l’AP-HP, des pharmacies à usage intérieur hospitalières et de Santé publique France.
Au niveau européen, une dynamique a vu le jour, à la faveur de la pandémie de covid-19 : tout en mesurant que la santé n’est qu’une compétence d’appui de l’Union européenne, il faudra la confirmer et la soutenir. À l’occasion de l’examen du paquet pharmaceutique, et d’un éventuel Critical Medicines Act, nous appelons à lever les nombreux obstacles qui continuent de faire barrage à une plus grande coordination des efforts au niveau européen.
En conclusion, nous pensons que la réponse aux pénuries de médicaments est avant tout une réponse politique et qu’il n’y a pas de fatalité face aux choix des industriels du médicament qui remettent en cause l’accès aux soins dans notre pays. Cet ensemble de 36 recommandations constitue un consensus que nous avons pu dégager avec la présidente, Sonia de La Prôvoté, entre tous les groupes politiques du sénat. Je veux d’ailleurs la remercier chaleureusement pour le travail d’équipe très constructif que nous avons réalisé.
Ces 36 recommandations sont un point d’équilibre sur lequel nous pouvons toutes et tous nous retrouver et que, j’espère le gouvernement prendra en compte, pour arrêter cette spirale infernale des pénuries et rétablir les conditions d’une prise en charge optimale de la santé des Françaises et des Français.