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Affaires étrangères et défense

Avant d’être débattu et voté en séance publique, chaque projet ou proposition de loi est examiné par l’une des sept commissions permanentes du Sénat : lois, finances, affaires économiques, affaires étrangères et Défense, affaires culturelles, affaires sociales, aménagement du territoire et du développement durable. Classées par commissions, retrouvez ici les interventions générales et les explications de vote des sénateurs CRC.

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Lucien Bersot, exécuté pour n’avoir pas voulu porter le pantalon tâché de sang d’un camarade

Réhabilitation collective des fusillés pour l’exemple de la guerre de 1914-1918 -

Par / 19 juin 2014

Rapporteure de la commission de la défense.

Madame la présidente, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, la question des fusillés pour l’exemple constitue un volet particulièrement douloureux de la Grande Guerre. Elle renvoie à la condamnation par les tribunaux militaires et à l’exécution par l’armée de ses propres soldats, reconnus coupables de manquements à la discipline militaire : refus d’obéissance, abandon de poste, désertion à l’ennemi,...

Cette question est difficile, car elle nous confronte à des histoires personnelles bouleversantes, comme celle du soldat Lucien Bersot, condamné et exécuté pour n’avoir pas voulu porter le pantalon taché de sang d’un camarade, celui du sous-lieutenant Chapelant, fusillé attaché sur son brancard, ou celles de ces hommes soupçonnés de mutilations volontaires, alors qu’ils avaient été blessés par des balles allemandes, fusillés pour abandon de poste.

Ces destins individuels tragiques, qui s’inscrivent dans un contexte de mort de masse, nous bouleversent d’autant plus que nous les appréhendons avec notre regard contemporain, pour lequel la mort n’est plus banale, pour lequel la vie, les droits de l’homme, la justice sont les valeurs les plus importantes, du moins dans nos démocraties.

Cette question est aussi sensible, car elle renvoie à une zone d’ombre de notre histoire nationale, qui a fait l’objet de controverses marquées entre, d’un côté, les tenants de l’ordre, estimant que la discipline, clé de voûte de l’armée, garante de l’intégrité de la nation, justifie la plus grande sévérité et ne saurait souffrir de mises en cause et, de l’autre, les partisans d’une lecture humaniste, qui considèrent que ces hommes, jetés en pâture sur les champs de bataille, condamnés à se battre, avaient finalement quelques excuses.

Je rappelle que, le premier jour de la guerre, il y a eu 17 000 morts, souvent des paysans qui, la veille, étaient encore dans les champs.

Il me semble que ce débat commence aujourd’hui à être dépassé. Le sort des fusillés, qui a été au cœur du combat de familles, de militants des droits de l’homme et, il faut y insister, d’associations d’anciens combattants, est depuis quelques années évoqué dans le discours politique officiel. Lionel Jospin, en tant que Premier ministre, a ouvert la voie à Craonne en 1998, plaidant pour que les soldats « fusillés pour l’exemple » réintègrent notre mémoire collective. En 2008, Nicolas Sarkozy, Président de la République, les inclut dans son hommage à tous les soldats de la Grande Guerre lors de la commémoration de l’Armistice à Douaumont, reconnaissant au nom de la nation que « beaucoup de ceux qui furent exécutés alors ne s’étaient pas déshonorés, n’étaient pas des lâches, mais que simplement ils étaient allés jusqu’à l’extrême limite de leurs forces ». Récemment, dans son allocution pour le lancement des commémorations du centenaire de la Première Guerre mondiale, le Président François Hollande a évoqué « ceux qui furent condamnés de façon arbitraire et passés par les armes », invoquant un esprit de réconciliation.

Avant d’aborder la proposition de loi, il me semble nécessaire de revenir sur les faits et le contexte dans lequel ils sont intervenus.

Selon le rapport du comité d’experts présidé par l’historien Antoine Prost, remis au Gouvernement en octobre 2013, on dénombre un peu plus de 600 soldats fusillés pour des motifs strictement militaires, c’est-à-dire excluant les condamnations pour crimes de droit commun et pour espionnage. Les deux tiers de ces exécutions ont eu lieu dans les premiers mois du conflit, entre le début des hostilités et le milieu de l’année 1915.

Comme l’ont mis en évidence les historiens, c’est dans cette période, difficile sur le plan militaire et politique, que la justice militaire s’est montrée la plus répressive, l’armée ayant obtenu des mesures d’exception : suspension des recours en révision, suspension de l’exercice du droit de grâce par le Président de la République et, surtout, instauration de conseils de guerre spéciaux, dits aussi cours martiales, qui jugent en formation restreinte, sans instruction préalable, sans droit recours et sans droit de grâce, les droits de la défense étant quasiment inexistants. Le haut commandement militaire assortit en outre ces mesures de directives tendant à une justice sévère, expéditive, destinée à conforter la discipline.

C’est à ce moment qu’ont eu lieu les dérives que l’on sait et que se sont déroulées les principales affaires, comme celle des fusillés de Vingré, de Souain ou encore de Flirey, qui auront très vite un grand retentissement.

Cette ligne très dure s’infléchira en 1915, à la faveur de la reprise en main de l’armée par le pouvoir politique, à laquelle le Parlement contribua activement. À ce sujet – j’ouvre une parenthèse –, se tiendra cet après-midi au Sénat un colloque sur le « parlementarisme de guerre pendant la Première Guerre mondiale », qui devrait rappeler l’implication forte des deux assemblées dans le suivi des opérations militaires et le développement d’un « contrôle parlementaire aux armées » à compter de ce tournant.

C’est ainsi qu’à partir de 1915 des mesures d’assouplissement sont obtenues : la possibilité de grâce présidentielle est rétablie dès janvier 1915, les conseils de guerre spéciaux sont supprimés de facto à la fin de l’année 1915 et une loi réformant profondément le fonctionnement de la justice militaire est votée le 27 avril 1916, qui renforce les droits de la défense et l’instruction préalable, introduit la prise en compte des circonstances atténuantes pour les crimes et délits en temps de guerre et rétablit les recours en révision. Finalement, et je me permets cette remarque, ce tournant n’est-il pas avec le recul une forme d’aveu ?

Des exécutions se dérouleront encore tout au long du conflit, mais à une tout autre échelle. Les mutineries de 1917, notamment, seront moins sévèrement réprimées que les défaillances individuelles des premiers mois de la guerre.

Constituée d’un article unique, la proposition de loi que nous examinons aujourd’hui tend à procéder à une « réhabilitation générale et collective » des fusillés pour l’exemple de la Première Guerre mondiale et prévoit que leurs noms soient portés sur les monuments aux morts et que la mention « Mort pour la France » leur soit attribuée. Elle comporte en outre une demande de pardon de la nation à leur famille et au pays tout entier.

Il faut bien en comprendre l’intention : il s’agit de mettre fin à une discrimination qui flétrit la mémoire des fusillés. En effet, bien souvent, sauf dans un moment de faiblesse qui leur fut fatal, ils ont été de bons soldats.

Le terme « réhabilitation » a une implication précise : il signifie l’annulation des jugements rendus par les conseils de guerre. À cet égard, il convient de rappeler qu’un certain nombre de réhabilitations de fusillés, entre quarante et cinquante, sont intervenues dans l’entre-deux-guerres, dans le cadre de procédures judiciaires de révision : procédures de droit commun d’abord, puis, en raison des difficultés à obtenir des révisions, dans le cadre d’une cour spéciale de justice militaire, créée par la loi. Composée à parité de magistrats et d’anciens combattants, cette cour a siégé de 1933 à 1935.

Ces réhabilitations ont permis aux soldats fusillés qui en ont fait l’objet de se voir attribuer, comme les soldats morts au combat, la mention « Mort pour la France » à laquelle sont attachés un certain nombre de droits, honorifiques et pécuniaires. Le plus emblématique étant que le nom du soldat est inscrit avec cette mention sur le monument au mort de sa commune de naissance ou de dernière domiciliation.

Ces dernières années, la question de la mémoire des fusillés et de leur réhabilitation a refait surface, dans le cadre d’un renouvellement de l’intérêt porté à l’histoire de la Première Guerre mondiale, notamment à l’approche de la commémoration de son centenaire. Des études historiques ont été menées, mettant en évidence l’ampleur et le caractère marqué du phénomène, même s’il faut garder en tête, par ailleurs, le nombre de l’ensemble des victimes de la Grande guerre : 1 350 000 morts.

Les associations de droits de l’homme, d’anciens combattants se sont positionnées et plusieurs demandent la réhabilitation des fusillés pour l’exemple, eu égard aux excès commis par une justice d’exception. Les possibilités judiciaires de réviser les procès étant extrêmement limitées, la proposition de loi vise à procéder à une réhabilitation des fusillés par la loi.

L’examen de ce texte par la commission des affaires étrangères a donné lieu à un débat approfondi, mettant en évidence différents points de vue. De fait, le texte proposé soulève plusieurs difficultés.

Se pose tout d’abord la question du champ d’application de la mesure de réhabilitation. En effet, les termes « fusillés pour l’exemple » ne renvoient pas à une catégorie juridique particulière,…

M. Gérard Longuet. En effet !

Mme Michelle Demessine, rapporteur. … encore moins à un nombre précis de fusillés. Ils visent, selon les cas, à évoquer la dimension exemplaire que revêtait la condamnation, c’est-à-dire l’idée qu’elle doit dissuader les autres soldats d’agir pareillement, le caractère démonstratif de l’exécution, qui, conformément au règlement militaire alors en vigueur, donne lieu à un cérémonial très codifié en présence de la troupe, ou encore le fait que certains fusillés ont été arbitrairement désignés parmi d’autres coupables pour être, en quelque sorte, des victimes expiatoires.

L’exposé des motifs de la proposition de loi faisant référence à « plus de 600 fusillés pour l’exemple », on peut considérer que sont ici visés tous les fusillés pour manquements à la discipline militaire, à l’exception des soldats exécutés pour crimes de droit commun et des civils coupables d’espionnage.

Est-il dès lors légitime de considérer que ces 600 et quelque fusillés mériteraient d’être réhabilités ? Cela semble difficile, car, aussi injustes et arbitraires qu’ils puissent paraître aujourd’hui, les jugements rendus à l’époque étaient pour la plupart conformes au code de justice militaire. Le législateur ne peut rétrospectivement mettre en cause le droit en vigueur et juger l’histoire. Or si beaucoup de ces jugements sont contestables, leur mise en cause ne pourrait intervenir qu’au cas par cas, au vu d’un examen individuel des dossiers, avec toutes les difficultés que cet exercice comporterait, compte tenu de l’état des dossiers.

La loi ne saurait, de manière globale et indifférenciée, déclarer innocents tous les fusillés. La notion de « pardon » que la nation demanderait « aux familles et à la population du pays tout entier » ne paraît pas davantage appropriée. L’État peut-il demander pardon, cent ans après, d’avoir fait respecter le droit militaire en vigueur, même si l’on ne peut que regretter qu’il ait été appliqué de manière expéditive, parfois même sans procès ? Ce serait admettre que l’impératif de défense de la nation n’était pas légitime.

Enfin, l’attribution à chaque soldat fusillé de la mention « Mort pour la France », qui découlerait de la réhabilitation, pose problème sur le plan juridique. En effet, la situation des fusillés ne correspond à aucun des cas de figure énoncés à l’article L. 488 du code des pensions militaires d’invalidité et des victimes de guerre, qui définit les conditions d’attribution de cette mention et qui exige que le décès soit la conséquence directe d’un « fait de guerre ».

Compte tenu des problèmes posés par ce texte et afin de répondre à la demande de reconnaissance de ceux qui ont été, pendant trop longtemps, stigmatisés et mis au ban de la mémoire des soldats de la Grande Guerre, j’avais, en tant que rapporteur, proposé à notre commission une rédaction alternative tendant à une reconnaissance morale et symbolique des fusillés pour l’exemple n’impliquant pas l’attribution de la mention « Mort pour la France ». Cette initiative s’inspirait de celle du Royaume-Uni, qui, en 2006, a procédé dans le cadre d’une loi relative aux forces armées, à la réhabilitation symbolique de tous les soldats de l’Empire britannique exécutés en raison de manquements disciplinaires pendant la Première Guerre mondiale.

Permettez-moi de dire que, en tant que sénatrice du Nord, territoire où cette histoire est encore vivante et qui compte de nombreux cimetières militaires britanniques, je suis particulièrement touchée par la décision du Royaume-Uni. Ce pays, bien qu’il ait payé un lourd tribut à cette guerre, a su montrer l’exemple en accordant cette forme de pardon. Je pense que nous pourrions nous inspirer de ce geste.

Malheureusement, la commission n’a pas suivi ma proposition. Je défendrai donc un amendement en ce sens à titre personnel avec mon collègue Billout.

Dans ce débat compliqué, pour ne pas dire inextricable, la commission des affaires étrangères n’a donc pas adopté la proposition de loi et a préféré s’en tenir à la solution annoncée par le Président de la République en novembre 2013, fondée sur deux mesures symboliques : l’ouverture d’une salle consacrée aux fusillés au musée de l’armée aux Invalides ainsi que la numérisation et la mise en ligne de l’ensemble des dossiers des fusillés détenus par l’État.

Pour conclure, je soulignerai que, quelle qu’en soit l’issue, il me semble particulièrement important que ce débat ait lieu maintenant, en pleine année de commémoration du centenaire de la Grande Guerre et tout spécialement ce 19 juin, jour que le Sénat consacre à la commémoration de cet événement.

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