Le modèle institutionnel et économique de l’Union européenne est à bout de souffle
Conseil européen des 20 et 21 juin 2019 -
Par Pierre Laurent / 25 juin 2019Monsieur le président, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, mon intervention tranchera peut-être un peu avec l’ambiance « mi-chèvre mi-chou » et bien peu lucide des premières prises de parole.
Je pense que nous pouvons malheureusement dresser un constat d’échec à propos de cette première réunion. C’est un échec non seulement pour les gouvernements des plus grands pays de l’Union, mais aussi pour l’avenir des peuples d’Europe, qui attendent des changements importants.
Alors que les inquiétants résultats des élections européennes appellent des remises en cause profondes, alors que les revendications sociales, écologiques et démocratiques infusent à travers le continent, tout démarre comme si rien n’allait changer. L’échec du sommet est une alarme de plus sur la crise très profonde de l’actuelle construction de l’Union européenne. Au-delà de la personnalité des candidats aux nominations, au-delà des circonstances, le modèle institutionnel et économique de l’Union européenne est à bout de souffle.
Les extrêmes droites de tous poils, dont plus personne ne parle, semble-t-il, exploitent ces impasses répétées pour pousser leurs pions vers une Europe de plus en plus brutale, guerrière, rejetant les solidarités sociales et humaines. Et les chefs d’État conservateurs, néo-libéraux ou sociaux libéraux, incapables de renouveler en profondeur les logiques de l’Union européenne, bloqués dans des institutions et des traités qu’ils ont eux-mêmes façonnés, se révèlent de plus en plus inaptes à résoudre les contradictions et à avancer vers des solutions novatrices.
Il y a bien les grandes envolées présidentielles à l’Acropole, à la Sorbonne, devant l’Organisation internationale du travail ou encore au sommet des Deux Rives, mais les réalités sont têtues. Et la réalité, c’est une Europe qui s’enfonce dans la crise, sans projet novateur et sans écoute des demandes citoyennes.
Sur les discussions institutionnelles, les mots de Visconti résonnent encore malheureusement : « Il faut que tout change pour que rien ne change. » Le Président de la République se présente comme le pourfendeur des habituelles tractations entre socialistes et conservateurs européens, mais les acteurs restent les mêmes ; seuls les rôles changent. Et pour quel résultat prévisible ? Un nouveau compromis, associant peut-être cette fois un peu plus de libéraux et de verts, mais fondé sur la continuité des mêmes objectifs. Aucun changement de cap sérieux en faveur du progrès social, de la protection de la planète ou d’une nouvelle industrialisation intégrant ces réorientations !
Les arrangements de couloirs reprennent de plus belle sans contrôle des objectifs, loin du regard des citoyens et des parlementaires nationaux. Et, même dans ces conditions, vous n’arrivez pas à déboucher sur un consensus !
La même logique prévaut pour les discussions relatives au cadre financier pluriannuel. Avec le même résultat : un ajournement des décisions. Quels compromis se nouent en arrière-plan des nominations négociées ? Nous voulons de la transparence, une autre méthode et un réel changement de cap.
Pourquoi, par exemple, ne pas simplement fonder les priorités budgétaires sur des demandes qui continuent d’être largement exprimées par la grande majorité des citoyens des États membres ? Dans un récent eurobaromètre, la Commission souligne elle-même que la préoccupation première des Européens est celle du développement économique et social, loin devant le développement de la défense européenne. Pourquoi dès lors s’évertuer à faire du fonds européen de défense de 13 milliards d’euros la priorité absolue, sur l’autel de laquelle beaucoup de renoncements à d’ambitieuses politiques sociales semblent se tramer ?
Nous attendons également des engagements clairs sur deux postes de dépenses qui risquent de payer le prix fort des marchandages politiques en cours.
Tout d’abord, concernant la politique agricole commune, la PAC, ô combien importante pour nos agriculteurs, une baisse des montants serait inacceptable, surtout quand on prétend engager le continent dans la transition de nos modèles de production, qui sera impossible sans des revenus redevenus rémunérateurs ! Une réforme de ces aides est possible et même souhaitable. Il faut limiter les aides versées aux plus grands propriétaires terriens et à l’agriculture la plus productiviste, au profit de modèles de qualité sociale, alimentaire et écologique nouveaux. Mais la mise en cause du montant des crédits de paiements est un véritable danger.
La politique de cohésion et, notamment, les divers fonds de solidarité doivent également être sanctuarisés, voire développés vers de nouveaux objectifs de réduction des inégalités. Or, à l’heure actuelle, la politique de cohésion est menacée par le projet de cadre financier pluriannuel.
Oui, le minimum – je dis bien « le minimum » – serait de protéger les rares dépenses de redistribution qui existent dans l’Union européenne. Je pense, entre autres, au fonds d’aide aux plus démunis, qui avait déjà été plusieurs fois menacé et qui a été préservé, notamment grâce à la détermination des élus du groupe de la Gauche unitaire européenne/Gauche verte nordique, ou GUE/NGL, au Parlement européen.
Le programme stratégique pour la période 2019-2024 nous alarme, tant il est en décalage avec les grandes urgences de changements nécessaires.
Le premier paragraphe est relatif à la protection des citoyens et des libertés ? Très bien ! Mais quelle est la première idée mise en avant dans ce cadre ? Le renvoi des réfugiés dans les pays d’origine ! Est-ce cela la vision que nous promettons au monde et aux peuples d’Europe à l’aube du XXIe siècle ? Et les axes directifs réitèrent tous ceux qui ont clairement échoué.
Le Conseil européen appelle à développer notre base économique ? Parfait, il serait temps ! Il mentionne même la politique industrielle. C’est une nouveauté. Mais quel est le principe directeur choisi ? L’investissement public dans des projets utiles ? Des coopérations scientifiques ? Le développement d’une base productive écologique ? Absolument pas ! Il s’agit seulement de renvoyer tous ces objectifs à l’achèvement du marché unique dans toutes ses dimensions. Et pendant ce temps, nous voyons ce qui se produit pour Alstom, General Electric, la 5G… L’effacement industriel de l’Europe continue !
Madame la secrétaire d’État, vous l’aurez compris, mon intervention est celle d’un sénateur inquiet pour l’avenir de son continent et des peuples qui le composent. L’installation d’une nouvelle législature est souvent un moment décisif pour engager le changement. Au vu de la colère qui gronde, c’est peut-être même l’une des dernières fenêtres de tir pour cela. Malheureusement, je n’ai pas l’impression que nous nous engagions dans cette voie !