Finances
Avant d’être débattu et voté en séance publique, chaque projet ou proposition de loi est examiné par l’une des sept commissions permanentes du Sénat : lois, finances, affaires économiques, affaires étrangères et Défense, affaires culturelles, affaires sociales, aménagement du territoire et du développement durable. Classées par commissions, retrouvez ici les interventions générales et les explications de vote des sénateurs CRC.
Le budget de l’État à l’aune de la vie de Chantal
Question préalable au projet de loi de finances 2024 -
Par Eric Bocquet / 23 novembre 2023Nous voilà engagés dans le débat budgétaire pour l’année 2024. Nous allons, dans les semaines qui viennent parler énormément de chiffres, cela paraît logique, mais nous faisons le choix, M. le Ministre, de consacrer ce temps de parole à la vie des gens, du quotidien de nos concitoyennes et concitoyens, à qui ce budget devrait apporter des réponses concrètes et efficaces.
Le mardi 14 novembre, le Secours Catholique a publié son rapport annuel sur l’état de la pauvreté en France, édition 2023. Les données sont absolument saisissantes.
Après la crise du Covid, plus de 550 000 personnes ont basculé dans la pauvreté et depuis, évidemment, l’inflation galopante sur les prix des denrées alimentaires a encore aggravé la situation.
Le taux de pauvreté atteint désormais 14,5%, en progression de 0,9 point, mais je vous le disais, nous souhaitons évoquer à cet instant des propos, le cas concret de Chantal, une histoire relatée dans un article du journal « Le Monde », daté du jeudi 16 novembre dernier. Chantal a 60 ans, raconte son existence. Elle fait partie des millions de personnes aidées chaque jour par les bénévoles du Secours Catholique, du Secours Populaire, des Banques alimentaires, des Restos du cœur ou encore, des épiceries solidaires. L’idée n’est pas, bien évidemment, de sombrer dans le populisme ou la démagogie. Il s’agit de rendre compte de la réalité quotidienne de millions de nos concitoyennes et concitoyens. Quand Chantal a payé ses frais fixes, il lui reste 17 euros par jour pour vivre. Elle ne se plaint pas : « Je me dis toujours qu’il y a pire que moi », nous dit-elle. Comme 95% des personnes aidées par le Secours Catholique, elle se situe en-dessous du seuil de pauvreté, fixé à 60 du revenu médian, soit environ 1210 euros par mois.
Chantal a eu un parcours de vie un peu chaotique. Séparation d’avec son mari, atteinte d’un cancer du sein. Après un licenciement et plusieurs années d’incapacité, elle a pu reprendre un emploi, à condition de faire peu d’heures. Elle s’accorde quinze jours de congés par an, ce qui signifie perdre une partie de ses 1200 euros mensuels, obtenus en cumulant pension d’invalidité, salaire, indemnité au titre de son assurance prévoyance, plus aide au logement. Chantal, dont le nom a été modifié pour les besoins de l’article, reconnaît effectuer quelques heures de travail au black, « parce que si je déclarais, ma pension diminuerait ». Son avenir l’inquiète aussi. Si elle prend sa retraite à 62 ans, elle ne dépassera pas 826 euros par mois : « Tant que je peux, je travaille ».
Chaque sortie, chaque rentrée d’argent sont notées dans un carnet. Entrons dans le détail des chiffres d’une vie précaire.
Chantal doit assumer 682 euros de frais fixes chaque mois : 242 euros de loyer pour son logement social, une fois déduite l’aide personnalisée au logement, 109 euros d’électricité, 77 euros de mutuelle, 52 euros d’assurance voiture, 30 euros d’Internet, il lui reste donc bien 17 euros par jour pour assumer toutes les autres dépenses. Elle attend les promotions, fait durer ses dix steaks hachés surgelés tout le mois. Elle a renoncé au poisson et aux fruits. Avec les quelques dizaines d’euros gagnés au noir, elle s’offre du tabac à rouler et des parties de loto les dimanches. On s’étonne parfois, mes chers collègues, de la fréquentation en hausse des lotos organisés par les associations dans nos communes. Elle continue de verser les 21 euros mensuels de son assurance décès : « Comme ça, mes enfants ne paieront pas », dit-elle.
En revanche, elle n’a pas les moyens de se payer un dentier, alors que les treize dents – une conséquence de sa chimio thérapie – la font atrocement souffrir. Elle se bourre de doliprane bien au-delà des doses autorisées. Mais Chantal est résiliente et force l’admiration : « Je ne suis pas à plaindre quand même. J’ai un toit et je suis entourée ».
Il y a quelques temps, sa voiturette sans permis est tombée en panne. L’association l’a aidée à payer les réparations, d’autant qu’elle a perdu deux semaines de salaire, faute de pouvoir se rendre chez son employeur.
Chantal sait qu’elle n’a pas droit à l’erreur : « Une fois, j’ai fait ma déclaration pour la pension d’invalidité deux jours trop tard. Je n’ai rien touché pendant trois mois. »
Aujourd’hui, Chantal a rejoint les bénévoles de la permanence alimentaire.
Je veux ici saluer la journaliste du Monde qui a écrit ce récit, Madame Claire Ané. Cette histoire singulière nous ramène forcément à d’autres cas multiples, et elle illustre parfaitement ce que signifie dans notre société une vie précaire.
Le Pacte des solidarités présenté par le gouvernement a fait réagir les associations de lutte contre la pauvreté. Elles dénoncent un manque d’ambition et aucune mesure forte pour lutter contre la pauvreté. Seulement un catalogue de mesures dont beaucoup étaient déjà connues, avec une petite rallonge budgétaire pour couvrir les besoins des associations alimentaires.
Malgré ce contexte de difficultés aggravées pour une très grande partie de la population, vous confirmez votre volonté de « réduire la dépense publique » à tout prix, et vos choix dogmatiques de refus d’agir sur la fiscalité des plus aisés de notre pays et des dividendes qui explosent, réduisent les capacités de l’État à agir pour répondre aux grands défis de notre temps.
A l’autre pôle de notre société, le paysage est très différent. Quand notre témoin Chantal totalise 682 euros de frais fixes, l’homme le plus riche du monde, notre compatriote Bernard Arnault consomme 657 litres de gasoil par heure avec son mega yacht, fort heureusement taxé avec une TVA à 0% grâce aux contrats de transports internationaux.
Votre prédécesseur, M. le Ministre, répétait à l’envi que la France n’était pas un paradis fiscal pour les plus riches. Même le magazine « Challenges » conteste cette affirmation dans son numéro annuel de juillet, établissant le classement des 500 premières fortunes de notre pays. Pour la quasi-totalité de la population, le système fiscal français est progressif avec un taux d’imposition qui augmente avec les revenus. En revanche, pour le sommet de la pyramide, à partir des 0,1% les plus riches, il devient dégressif, chutant à 26% pour les 0,0002% les plus fortunés, soit les 75 milliardaires identifiés. Ces derniers perçoivent l’essentiel de leurs revenus à travers les profits de leurs entreprises, taxés à un taux plus faible que celui de l’impôt sur le revenu. S’ils avaient été taxés au taux de l’impôt sur le revenu, ces 75 milliardaires auraient payé un taux d’impôt à 59%.
M. Jean Pisani-Ferry, l’inspirateur du programme économique du candidat Emmanuel Macron en 2017, prône la taxation du patrimoine des plus aisés pour financer la lutte contre le changement climatique. M. Bruno Le Maire semble avoir enfin compris ce que sont les superprofits, nous l’encourageons à poursuivre sa progression en décidant de les taxer à la bonne hauteur.
M. le Ministre, cette question préalable c’est aussi un appel à mener un combat résolu et déterminé dans la recherche de recettes nouvelles. Vous ne vous intéressez qu’aux économies dans la dépense publique.
Deux rapports récents soulignent une volonté politique insuffisante dans la lutte contre l’évasion fiscale. Celui de l’Assemblée nationale qui revient notamment sur les moyens humains nécessaires et souligne les 2500 emplois supprimés dans le contrôle fiscal entre 2013 et 2021. Demandez aussi des comptes à nos partenaires européens. Je pense au Luxembourg qui héberge 55 000 sociétés offshore ou encore à Chypre qui accueille volontiers au sein de l’Union européenne, l’argent sale des oligarques russes : avantages fiscaux, tolérance judiciaire ou encore visas dorés.
Un second rapport, émanant celui-ci de la Cour des Comptes. Celle-ci s’interroge sur l’efficacité de l’action de plus en plus importante de l’intelligence artificielle. Ce rapport livre également une charge entre les indicateurs censés mesurer l’efficacité du contrôle fiscal, mais qui ont, je cite : « l’inconvénient de ne pas faire le lien entre modalités de ciblage, motifs de programmation et résultats ».
M. le Ministre, en matière de lutte contre l’évasion fiscale, il est grand temps de chausser les bottes de sept lieues !
Sur le champ des recettes, je citerai à nouveau la Cour des Comptes qui a rendu un rapport fort intéressant en juillet de cette année sur le pilotage et l’évaluation des dépenses fiscales, plus communément connues sous le nom de « niches fiscales ».
Il existe dans notre pays pas moins de 465 dispositifs fiscaux visant à réduire l’impôt. Leur coût total dépasse les 94 milliards d’euros. La Cour des Comptes indique que leur concentration sur l’impôt sur le revenu, l’impôt sur les sociétés et la TVA (90% du montant des dépenses fiscales) affecte fortement le rendement de ces derniers, contribue à l’érosion des bases fiscales et fragilise la trajectoire de consolidation des finances publiques. En conclusion, la Cour indique : « Les programmes d’évaluation fixés par les dernières lois de programmation des finances publiques n’ont pas été respectés, ainsi, aucune évaluation sur les onze prévues dans le programme de travail pour 2022 n’a été réalisée. Certains dispositifs, y compris à fort enjeu, n’ont en outre pas fait l’objet d’évaluation depuis deux ans ».
Je pense que l’on pourrait inscrire dans ceux-ci le Pacte Dutreil. Certaines niches ont sans doute leur utilité, pour d’autres, il y aurait matière à investigation.
M. le Ministre, quelle suite le gouvernement entend-il donner à ce rapport, riche en recettes nouvelles ?
Cette question préalable c’est le surgissement de l’état réel de notre société dans nos débats, c’est aussi un appel à explorer des pistes nouvelles en termes de recettes fiscales nouvelles qui pourraient nous éviter un recours massif à l’aggravation de la dette publique. Ce PLF 2024, selon les mots de Bruno Le Maire, doit dégager 16 milliards d’euros d’économies « afin de permettre à la France d’entamer le processus de désendettement », dixit le Ministre.
M. le Ministre, qui peut sérieusement croire à cette fable, quand vous avez d’ores et déjà décidé d’emprunter 285 milliards d’euros l’an prochain, quand le total de notre dette a dépassé les 3000 milliards ?
Non, décidément, ce budget ne s’attaque pas radicalement aux grands maux de notre société.