Groupe Communiste, Républicain, Citoyen, Écologiste - Kanaky

Les débats

Le Sénat s’oppose au mécanisme de règlement entre investisseurs et États

Par / 3 février 2015

Le Sénat a débattu et a adopté à l’unanimité mardi 3 février une proposition de résolution européenne (PPRE) sur le règlement des différends entre investisseurs et États dans les accords commerciaux entre l’Union européenne, le Canada et les États-Unis. Cette résolution du Sénat fait suite à la proposition de résolution des sénateurs du groupe communiste, républicain et citoyen, dont Michel Billout est l’auteur.

Retrouvez la PPRE en cliquant ici

Monsieur le Président,
Monsieur le Ministre,
Mes chers collègues,

Nous sommes aujourd’hui invités à débattre de la proposition de résolution européenne n° 75 sur le règlement des différends entre investisseurs et États dans les projets d’accords commerciaux entre l’Union européenne, le Canada et les États-Unis, que votre commission des affaires européennes, sur la base d’une proposition déposée par mon groupe a adoptée, après l’avoir amendée, à l’unanimité le 27 novembre dernier.
Ce texte a un double objet : d’une part, il dénonce l’opacité des négociations menées jusqu’à la fin de l’année dernière par l’Union européenne avec le Canada pour l’ « Accord économique et commercial global » (CETA) et de celles ouvertes en juin 2013 et actuellement en cours avec les États-Unis en vue de l’établissement d’un « Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement » (TTIP).

D’autre part, le texte que nous examinons s’oppose à un projet d’accord prévoyant un mécanisme de règlement à caractère privé des différends entre un investisseur et un État. Certes, nous abordons ainsi les négociations transatlantiques sous un angle partiel mais, en adoptant ce projet de résolution, votre Commission des Affaires européennes a considéré que ce sujet est emblématique d’une menace que ces négociations peuvent représenter pour nos choix de société et notre ordre institutionnel.
Tout d’abord, la question de la transparence : elle est prioritaire.
Dans le contexte de crise que traverse l’Europe, crise économique mais aussi politique, nous devons considérer comme un impératif démocratique la transparence des négociations commerciales menées par la Commission européenne. Et particulièrement, compte-tenu de leurs enjeux, celles menées avec le Canada et les États-Unis.
S’agissant d’ailleurs du rôle des Parlements nationaux il subsiste une incertitude quant à la nature mixte de ces accords qui les fait relever tant des compétences de l’Union que de celles des États membres. Ceci a son importance, dans la mesure où un accord mixte doit non seulement obtenir l’aval du Conseil et du Parlement européen mais aussi être ratifié par chaque État membre.

Il nous semble donc essentiel, du point de vue des opinions publiques européennes, que la Commission européenne ne cultive pas le secret sur les négociations qu’elle conduit pour le compte du Conseil. Cela ne fait que nourrir les inquiétudes.
Il est vrai que rien dans les traités ne l’oblige à informer les parlements nationaux, mais ce serait prendre un grand risque politique que de les ignorer jusqu’au moment de la ratification.
Le contrôle démocratique ce n’est pas : « voici l’accord, c’est à prendre ou à laisser ». C’est pourtant le scénario que l’on tente de nous imposer concernant l’accord avec le Canada : sa publication fin septembre nous a permis de découvrir un texte de 1600 pages et la Commission européenne, sur le fondement du mandat du Conseil, présente la négociation comme close.

Il est évident que nous ne saurions nous satisfaire d’une telle affirmation. Les négociateurs ont peut-être achevé la principale partie de leur travail, mais c’est maintenant aux représentants des citoyens européens ou aux citoyens eux-mêmes de ratifier le traité proposé en totalité, après amendement ou de le rejeter.
Quant au partenariat transatlantique, c’est sous la pression de l’opinion publique que le Conseil s’est enfin résolu, au mois d’octobre dernier, à déclassifier et à publier le mandat de négociation qu’il avait confié quinze mois plus tôt à la Commission européenne.
Mais l’effort de transparence doit être poursuivi tout au long des négociations. Monsieur le Ministre vous êtes sur cette ligne et la nouvelle Commissaire au commerce semble aussi plus attentive à l’impératif de transparence. Le 7 janvier dernier la Commission a ainsi mis en ligne plusieurs textes et règles contraignantes que l’Union européenne souhaite faire figurer dans l’accord de libre-échange. Il faut se féliciter de cette nouvelle démarche mais les textes américains et même les documents communs européens et américains restent hélas bien confidentiels. D’autres évolutions positives sont d’ailleurs intervenues ces dernières semaines : La Commission s’est ainsi engagée à publier davantage de documents de négociations qu’elle partage déjà avec les États membres et le Parlement européen ; elle donnera de même un accès élargi à tous les députés européens pour ses documents de négociations classifiés « UE restreints » au sein d’une « salle de lecture » sécurisée. Elle réduira par ailleurs la quantité de ces documents classifiés afin précisément de les rendre accessibles, hors la salle de lecture, à tous les eurodéputés. Ces démarches vont dans le bon sens, même si la partie américaine reste extrêmement fermée à la transparence sur ses propres documents de positions. Il s’agit donc d’un encouragement à rester ferme sur notre exigence démocratique de transparence des négociations.

Monsieur le Président, mes chers collègues, parmi les sujets d’inquiétude qu’alimentent ces négociations, le système de règlement des différends entre investisseurs et État (RDIE) s’est imposé dans l’opinion ces derniers mois.

De quoi s’agit-il ?
C’est un dispositif d’arbitrage privé auquel un investisseur peut recourir si l’État dans lequel il a investi ne respecte pas les règles de protection des investissements fixées dans un traité ; il est inspiré de l’arbitrage commercial auquel recourent les entreprises en cas de contentieux contractuel et qu’elles apprécient pour sa rapidité, sa confidentialité et son autonomie par rapport à la justice nationale de chacune des parties au différend. Ce mécanisme, que désigne le plus souvent l’acronyme anglais ISDS (pour Investor-State Dispute Settlement), accompagne déjà de nombreux accords de protection des investissements : ainsi, les États membres de l’Union (sauf l’Irlande…) sont aujourd’hui parties à 1300 traités incluant ce mécanisme.

Notre Parlement lui-même a ratifié près de 100 accords de protection des investissements comportant une telle clause, afin de donner à nos investisseurs les moyens de faire valoir leurs droits dans des pays où l’État de droit est encore fragile : il s’agit plutôt de pays du Sud, mais nous avons aussi de tels accords avec la Corée, la Chine, et même avec certains États d’Europe de l’Est.
Ce n’est donc pas une nouveauté et cela peut répondre au besoin des investisseurs de se couvrir contre le risque de subir, de la part de l’État où ils ont investi, soit un traitement discriminatoire, soit une expropriation. Dédommager un investisseur victime d’expropriation directe ne fait pas débat ; c’est plus délicat quand il s’agit d’expropriation indirecte, notion très floue qui donne lieu à diverses interprétations selon les arbitres.
Avec le développement des investissements directs à l’étranger, le recours au règlement des différends s’est banalisé. En plus de présenter des défauts en termes de transparence, l’arbitrage d’investissement a donné lieu à des abus retentissants : plusieurs entreprises ont pu ainsi obtenir des dédommagements parfois estraordinairement élevés de la part d’États qui avaient adopté des mesures qui leur portaient préjudice. Ainsi, Petroleum a pu gagner 1,7 milliard de dollars contre l’Équateur, soit près de 2% du PIB… L’Australie s’est trouvée mise en cause par Philip Morris pour avoir choisi de rendre neutres les paquets de cigarettes, l’Allemagne est attaquée pour sa décision de renoncer à l’énergie nucléaire. Autre exemple, français celui-là, Veolia a engagé un recours contre l’Égypte en 2012. Encore en cours, la plainte de Veolia a été déposée au nom du traité d’investissement conclu entre la France et l’Égypte. La « nouvelle loi sur le travail » adoptée en Égypte et créant un salaire minimum contreviendrait aux engagements pris dans le cadre du partenariat public-privé signé avec la ville d’Alexandrie pour le traitement des déchets.

Les États sont ainsi menacés de sanctions financières massives pour des décisions d’ordre sanitaire, social ou environnemental ; cette pression exercée sur eux risque de les dissuader de légiférer.

Pourquoi donc inclure un tel dispositif dans les accords CETA et TTIP ? Nos partenaires d’outre-Atlantique y voient l’occasion d’harmoniser les règles de protection des investissements dans toute l’Union et d’assurer leur mise en œuvre dans tous les États membres, quelle que soit la fiabilité du système judiciaire de chacun de ces États. Les États-Unis espèrent aussi, en insérant un ISDS dans le partenariat transatlantique comme dans son équivalent transpacifique, imposer un tel mécanisme à la Chine.
Côté européen, il faut d’abord relever que la conclusion d’accords d’investissement constitue une compétence récente de l’Union Européenne, que lui a conféré le traité de Lisbonne. L’objectif d’un accord d’investissement comprenant un ISDS est bien sûr d’encourager les investissements croisés avec les États-Unis et le Canada pour renforcer l’attractivité de l’Union ; c’est aussi de faciliter la résolution des litiges pour les entreprises européennes car le système judiciaire outre-Atlantique est coûteux et complexe à appréhender du fait de la structure fédérale. Enfin, l’Union entend, à l’occasion de ces accords, moderniser la protection des investissements et l’arbitrage associé pour « infuser » ce modèle amélioré à l’échelle mondiale. La Commission fait ainsi valoir que l’accord avec le Canada présente sur ce plan de nombreuses avancées par rapport aux ISDS des accords bilatéraux existants :

  • moins d’ambiguïté interprétative, à la fois grâce à un meilleur encadrement des notions de traitement juste et équitable et d’expropriation indirecte, et grâce à l’obligation faite aux arbitres de se conformer à l’interprétation des clauses du traité par ses signataires
  • plus de transparence de la procédure d’arbitrage ;
  • une plus grande impartialité des arbitres grâce à une meilleure prévention des conflits d’intérêts, au respect d’un code de conduite et à la constitution d’une liste d’arbitres agréés par les parties au traité ;
  • un encadrement du coût des litiges, et la prise en charge des frais par le plaignant…
    Il est vrai qu’il s’agit de certaines avancées qui démontrent bien toutes les anomalies d’un tel système. Mais ces modifications ne règlent pas tous les défauts de transparence, elles ne règlent pas totalement les risques de conflits d’intérêts et surtout elles renvoient à un hypothétique avenir la création d’une juridiction d’appel.

C’est pourquoi, au terme de la douzaine d’auditions que j’ai menées pour préparer mon rapport, je persiste à penser qu’il nous faut nous opposer à un tel système d’arbitrage privé des différends État/investisseurs dans l’accord UE/USA.
Un tel système apparaît sans fondement entre des États de droit bien établis : le flux des investissements croisés Union Européenne/États-Unis en est la preuve. Surtout il fait peu de cas du principe de démocratie et du respect de l’État de droit. Voulons-nous avoir à indemniser des sociétés étrangères pour compenser d’éventuels impacts industriels de nos choix démocratiques ? Voulons-nous privilégier une justice privée sur celle de nos tribunaux ? D’ailleurs, le président Juncker ne s’y est pas trompé qui déclarait lors de son discours d’investiture qu’il s’opposerait à ce que je le cite : « la juridiction des tribunaux des États membres de l’Union soit limitée par des régimes spéciaux applicables aux litiges entre investisseurs » fin de citation.

Monsieur le Président, Monsieur le Ministre, mes chers collègues, cette question de l’arbitrage sur les Investissements est aujourd’hui gelée dans les négociations TTIP. Le 13 janvier dernier, la Commission a commencé à tirer les premières conclusions des résultats de la consultation qu’elle a menée l’année dernière auprès de la société civile. Le premier enseignement est que l’écrasante majorité de réponses à son questionnaire sont plus que réservées, - si ce n’est hostiles, à l’inclusion d’un tel mécanisme au sein du TTIP.

La Commission entend poursuivre sa consultation sur le sujet avec les eurodéputés, les gouvernements et les parties prenantes sur 3 enjeux centraux : le droit des États à règlementer, le fonctionnement des instances arbitrales, les relations avec les tribunaux nationaux, sans oublier l’idée d’un mécanisme d’appel : il sera intéressant que vous nous disiez, Monsieur le Ministre, la position de notre gouvernement sur la question.
Les motifs d’opposition sont suffisamment sérieux aux yeux de votre Commission des Affaires européennes pour suggérer d’éventuellement reconsidérer aujourd’hui la mention d’un ISDS dans l’accord Canada comme dans le partenariat transatlantique, sans oublier l’accord passé avec Singapour sur ce point. À défaut, la ratification de ces accords rencontrerait de réelles difficultés.

Concernant la négociation avec les États-Unis, le jeu est plus ouvert. C’est pourquoi la résolution qui vous est soumise vous propose, outre l’option d’écarter l’idée de l’arbitrage privé avant même d’ouvrir ce chapitre de la négociation avec notre partenaire, celle de recourir à un mécanisme de règlement interétatique des différends en matière d’investissement inspiré du modèle de l’OMC. Elle insiste aussi sur la nécessité que les règles de protection des investissements qui seraient adoptées finalement dans le TTIP reconnaissent explicitement la possibilité pour l’Europe de développer ses politiques propres, y compris en matière industrielle, et de préserver ses acquis, notamment en matière sociale, environnementale, et sanitaire. Sans doute les États-Unis sauront-ils se ménager de nombreuses exceptions eux aussi, au nom de leur sécurité et de leurs intérêts nationaux.

Plus largement, en ce qui concerne l’ensemble de la politique commerciale, la résolution suggère d’examiner systématiquement l’opportunité d’un ISDS au lieu d’en prévoir un automatiquement. Elle propose aussi que le Gouvernement remette au Parlement un rapport annuel qui donne une vision d’ensemble des objectifs et des principes qui guident la politique commerciale et d’investissement de l’UE et de la France.
Au bénéfice de ces observations je vous invite, mes chers collègues, à adopter la proposition de résolution qui vous est soumise,

Je vous remercie.

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