Aucune cause profonde des migrations n’est traitée
Conseil européen des 16 et 17 décembre 2021 -
Par Pierre Laurent / 8 décembre 2021Madame la présidente, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, nous débattons ce soir préalablement à la dernière réunion du Conseil européen avant que ne débute la présidence française de l’Union. À cet instant, et alors que l’adoption de la boussole stratégique de l’Union, dont un premier projet vient d’être présenté, sera à l’ordre du jour sous cette présidence, je veux vous dire nos vives inquiétudes quant aux grands enjeux de sécurité humaine auxquelles l’Europe devrait contribuer à répondre.
Je commencerai par évoquer la dramatique situation des migrants. Le naufrage qui vient d’avoir lieu dans la Manche a rappelé quels caractères d’urgence et de violence s’attachaient à cette situation, ce dont témoigne aussi le voyage du pape à Lesbos. Il était question, dans le traité de Rome, d’« abolir les obstacles à la libre circulation des personnes, des services et des capitaux ». Pour ce qui est des capitaux, c’est fait. En ce qui concerne les personnes, en revanche, ce sont les barbelés, les murs et les cimetières marins qui resurgissent !
La politique migratoire de l’Europe est un naufrage, indigne des enjeux de sécurité humaine globale qui sont ceux de notre époque. Ces dernières semaines, l’instrumentalisation inacceptable par la Biélorussie de quelques milliers de migrants est devenue l’arbre qui cache la forêt de cette indignité européenne. Ces migrants seraient donc, selon la terminologie vulgarisée par les dirigeants polonais et européens, une « arme » au service d’une « guerre hybride » visant la déstabilisation de l’Union.
Soyons sérieux : ce chantage, comme ceux de la Turquie, du Maroc, du Royaume-Uni et d’autres, n’a de poids que parce que l’Union européenne referme partout ses portes aux voies légales et sécurisées de migration, poussant à la concentration de migrants aux frontières, livrant ceux-ci aux marchandages des passeurs. Les enjeux humains et politiques ont laissé place à un lexique militaire et sécuritaire qui enfonce l’Europe dans le déni des défis humains du XXIe siècle.
Un rapport de l’institut Jacques-Delors publié voilà quelques jours fustige d’ailleurs « un conflit profond de valeurs qui tend à opposer le besoin de sécurité des citoyens européens aux idéaux sur lesquels se fonde leur appartenance à l’Union européenne. »
La politique d’accueil et le droit d’asile sont maltraités comme jamais par les pays membres de l’Union européenne.
Nous ne traitons sérieusement aucune des causes profondes des migrations forcées : ni les guerres, auxquelles nous participons activement, nous faisant de surcroît les champions des ventes d’armes dans des régions qui sont déjà des poudrières ; ni les dérèglements climatiques – voyez les résultats de la COP de Glasgow – ; ni les écarts grandissants de richesses, dont le Laboratoire des inégalités mondiales vient de dresser un tableau alarmant ; ni les grands trafics criminels.
Nous n’abordons pas plus ambitieusement les enjeux vertueux d’une circulation des personnes, des jeunes, des savoirs, des cultures. Or qu’est-ce qui est le plus digne et le plus fécond pour l’avenir ? Accueillir plusieurs milliers de migrants afghans après le fiasco du départ américain de Kaboul, comme nous venons de le faire et comme nous devons continuer de le faire, ou bloquer ces Afghans aux frontières en les livrant aux passeurs et aux démagogues ?
Oui, les voies sécurisées de migrations sont plus sûres pour tous, pour les migrants comme pour les Européens. Ce n’est pas le déferlement qui nous menace, ce sont l’égoïsme, la peur et le repli.
Tout cela préjuge mal des discussions sur le pacte sur la migration et l’asile et sur la boussole stratégique, qui analyse même désormais les interdépendances comme des sources de conflictualité et de soft power agressif. Ceux-là mêmes qui ont défendu la libéralisation et la globalisation en viennent à crier au loup sur les interdépendances, c’est un comble !
Selon les auteurs de cette boussole stratégique, tout est conflictualité et l’OTAN et sa logique de confrontation permanente semblent constituer un horizon indépassable.
Si elle souhaite préserver sa sécurité et être autonome sur le plan stratégique, l’Europe doit s’émanciper du logiciel atlantiste, qui suscite plus de provocations que d’apaisement, cristallise plus de tensions qu’elle n’en résout.
Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que l’Union européenne ait tant de mal à faire face aux récents développements de la pandémie de covid-19, inscrite une nouvelle fois à l’ordre du jour du Conseil européen. Sur ce sujet, monsieur le secrétaire d’État, qu’en est-il des inégalités, au sein même de l’Union européenne, dans les réponses sanitaires et dans l’approvisionnement en vaccins, face à la cinquième vague ? Qu’en est-il de la réponse européenne aux appels renouvelés du président de l’Afrique du Sud, qui appelle à la solidarité sanitaire plutôt qu’à la fermeture des frontières ?
Chacune des vagues – l’actuelle a pour origine un nouveau variant venu d’Afrique australe – nous rappelle notre devoir de solidarité globale. Si 54,6 % de la population mondiale a reçu au moins une dose de vaccin, cela concerne principalement les pays développés, car cette proportion n’est que de 6 % pour les habitants des pays à faibles revenus.
Le report, pour cause de risque sanitaire, de la douzième conférence ministérielle de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) représente un sursis accordé aux pays les plus riches – au premier rang desquels figurent les pays de l’Union européenne – pour trancher enfin en faveur de la levée des brevets. Cette solution s’impose à un point tel que le Parlement européen a adopté une résolution réclamant la levée temporaire des brevets sur les vaccins le 25 novembre dernier.
La Commission européenne et les États membres récalcitrants campent sur le principe de la licence obligatoire. Or, même avec ce type de licence, le coût d’accès à la production ne pourra pas être supporté par les pays les plus vulnérables, qui ne seront pas en mesure de financer les chaînes de production, la logistique, les rémunérations des travailleurs et les matières premières, en plus de la rémunération des brevets. Pendant ce temps, les laboratoires Pfizer, BioNTech et Moderna annoncent un bénéfice annuel avant impôts de 34 milliards d’euros, correspondant à un profit combiné de 65 000 dollars par minute. Il faut taxer les Big Pharma !
Il est possible de donner immédiatement de nouveaux moyens financiers aux pays du Sud. Je viens de déposer, avec l’appui de plusieurs membres de mon groupe, une proposition de résolution visant à réformer les modes de calcul des quotes-parts de droits de tirage spéciaux (DTS) attribués par le FMI, et à faciliter l’accès de ces pays aux droits de tirage non utilisés par les pays riches. La France pourrait soutenir cette proposition.
Enfin, de manière plus large, en Europe même, les règles et les critères de financement pour la relance d’une nouvelle vision économique doivent être bouleversés. La Banque centrale européenne (BCE) doit libérer les États de la charge des 20 % de titres de dette publique qui sont désormais en sa possession et le pacte de stabilité doit être abandonné au profit d’un pacte de financement social et écologique.
Voilà les combats que la France doit mener pendant sa présidence du Conseil de l’Union européenne !