Le système financier est toujours aussi dangereux
Conclusions du rapport d’information « Une crise en quête de fin – Quand l’histoire bégaie » -
Par Pierre-Yves Collombat / 17 janvier 2018Au nom de la délégation sénatoriale à la prospective.
Monsieur le président, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, disposer de huit minutes pour restituer les attendus et les conclusions d’un rapport de quelque 270 pages est une plaisanterie. Les plus courtes étant les meilleures, on me pardonnera les nombreuses impasses que je vais devoir faire.
M. Jean-Pierre Sueur. Et que dire de ceux qui n’ont que deux minutes !
M. Pierre-Yves Collombat. Il s’agissait, avec ce rapport, d’évaluer les probabilités de réédition d’une crise systémique de l’ampleur de celle de 2007–2008, dont le coût global a été évalué, en 2009, à 55 800 milliards de dollars par l’INSEE, soit 103 % du PIB mondial, et à 16 634 milliards de dollars par le FMI, en ne comptabilisant que les interventions publiques des membres du G20.
Pourquoi des crises ? Leur moteur, c’est l’abondance de liquidités, de monnaie, qui stimule bulles financières et prolifération de créances douteuses. Lorsque ces bulles crèvent, les circuits financiers coagulent. Et quand domine, comme aujourd’hui, un oligopole de banques géantes à vocation mondiale interconnectées à la vitesse de la lumière, c’est le fonctionnement du système tout entier, et de l’économie avec lui, qui est bloqué.
À l’origine de la liquidité, on trouve la création monétaire des banques, centrales et, surtout, commerciales. Dans les économies financiarisées comme la nôtre, le crédit et l’endettement deviennent le carburant du système et la spéculation l’activité principale des établissements financiers.
Dix ans après la grande crise de 2007–2008, après treize G20, l’intervention financière massive des États et des banques centrales, un entassement de projets de réformes, force est de constater que le système financier est toujours aussi dangereux.
Premièrement, loin de diminuer, le volume des liquidités en circulation a explosé. Stimulé par une politique de taux bas, voire négatifs, l’endettement public et privé n’a cessé d’augmenter. Alimenté par les politiques de quantitative easing des banques centrales, le stock de liquidités a fait de même.
Ainsi, en zone euro, si l’endettement public est repassé sous la barre des 90 % du PIB – 96 % pour la France –, l’endettement privé en représente 170 % – 135% en France. Entre 2010 et 2016, le bilan de la Banque centrale européenne – BCE – est passé de 2 600 milliards d’euros à 4 560 milliards, dépassant la Réserve fédérale américaine – FED – et la Banque du Japon.
L’endettement public atteint désormais 100 % du PIB aux États-Unis et l’endettement privé, 105 %. En Chine, l’endettement total, public et privé, représente 250 % du PIB.
D’où la formation de bulles spéculatives sur les obligations, les actions des entreprises américaines, sur l’immobilier dans la plupart des grandes villes.
Deuxièmement l’oligopole bancaire – plus de 50 000 milliards de dollars d’actifs en 2012, soit 70 % du PIB mondial – est toujours « trop gros pour faire faillite ». La France y tient son rang : le bilan de BNP Paribas – 2 077 milliards d’euros en 2016 – tangente le PIB national. Avec ceux de la Société générale, du Crédit agricole et de BPCE, on atteint trois fois le PIB français.
En Europe, les graves difficultés d’établissement systémiques, comme HSBC, Crédit Suisse et, surtout, Deutsche Bank, la plus grande banque d’Allemagne, inquiètent.
Quant aux banques européennes plus modestes, le total des créances douteuses plombant leurs bilans se situerait entre 1 000 milliards et 1 200 milliards d’euros, dont 300 milliards pour l’Italie.
Troisièmement, la régulation est toujours « ni faite ni à faire ». Faute de temps, je me limiterai à la question de la séparation entre banques de dépôts et banques d’affaires et à la question des ratios de fonds propres exigibles.
« Les idées qui ont été mises sur la table par Michel Barnier sont des idées […] irresponsables et contraires aux intérêts de l’Union européenne » : cette charge de Christian Noyer, alors gouverneur de la Banque de France contre le commissaire européen français est révélatrice de l’enthousiasme des banquiers européens pour la séparation bancaire…
On en resta donc là, la France rendant obligatoire, dans un sublime effort, la filialisation de 1 % à 2 % des activités bancaires. Bel effort !
Le renforcement des fonds propres des banques se résumera, quant à lui, au tour de passe-passe de Bâle III. À un ratio capitaux propres sur actifs, appelé indice de levier, trop voyant, on aura préféré un ratio CET1, beaucoup moins inquiétant.
Exemple : en 2016, le ratio CET1 de BNP Paribas était de 11,5 % pour un ratio de levier de 4,4 %. Ces 4,4 % étaient certes plus élevés que les 2,6 % affichés par la banque en 2008, mais ils se situaient très loin des 10 % recommandés par Alan Greenspan, qui n’est pourtant pas vraiment un ennemi de la finance...
Conclusion de ce trop rapide survol de dix années de crise financière et de stagnation économique : la probabilité de réédition d’un nouveau krach n’a pas diminué. Tous les ingrédients – certains sous une forme nouvelle – sont toujours là.
Certes, les hérauts du château claironnent périodiquement la sortie de crise ; tous les clignotants seraient passés au vert. En 2007, ils l’étaient aussi, à tel point qu’aucun expert n’a vu venir la crise.
Ces clignotants étaient aussi repassés au vert en 2011, au point que la BCE a relevé son taux directeur. Vous connaissez la suite.
À ce jour, le monde de la finance retient son souffle, attendant l’arrêt de la perfusion de liquidités des banques centrales et la remontée des taux.
Ce qui adviendra, on le sait d’autant moins que, selon la formule d’Henri Sterdyniak, nous connaissons, depuis 2010, « une instabilité stable qui n’a aucune rationalité. Elle est insoutenable et, paradoxalement, le système tient bon ».
Le système financier peut-être, mais pas forcément les nerfs de ceux qui, pâtissant toujours de ses dégâts et de l’attentisme politique général, ont transformé les élections en « émeutes électorales » : forte poussée de l’extrême droite partout en Europe, séparatismes nord-italien et catalan, Brexit, élection de Donald Trump aux États-Unis, explosion de l’abstention en France.
Ainsi, au second tour de la dernière élection présidentielle, le candidat élu contre celui de l’extrême droite n’a rassemblé que 43,6 % des inscrits, l’abstention et les votes blancs et nuls, 34 %.
Au second tour des élections législatives qui ont suivi, la dissidence civique atteindra 62,3 %, seuls 32,8 % des électeurs inscrits choisissant effectivement leur candidat, soit un score moyen de l’ordre de 20 % pour les heureux élus... Du jamais vu pour une consultation de cette importance !
Comment ne pas voir dans cette dissidence et ces « émeutes électorales » un désaveu du système tel qu’il fonctionne ?
Or, comme l’histoire l’a montré, un système démocratique ne saurait survivre à la perte de sa légitimité. Les financiers, dans leur patois, appellent cela le « risque politique ». Mais qui a bien pu dire que gouverner, c’était prévoir ?