Des moyens supplémentaires sont nécessaires à la bonne administration de notre justice

Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, depuis une vingtaine d’années, les procédures pénales dérogatoires au droit commun se sont étendues. Elles se sont construites, de façon morcelée, autour du terrorisme, du trafic de stupéfiants, du proxénétisme et, finalement, de la criminalité organisée. L’objectif affiché est le renforcement de l’efficacité répressive, mais il s’agit aussi d’éviter les manœuvres d’intimidation sur les jurés populaires constituant les cours d’assises qu’on qualifiera de traditionnelles.

Toutefois, cette extension continue des procédures dérogatoires soulève la question de la conciliation entre sécurité et liberté. La proposition de loi dont nous débattons aujourd’hui n’échappe pas à cette règle et à ce questionnement.

Depuis 1986, la compétence de jugement des affaires de terrorisme est centralisée devant les juridictions parisiennes et les règles de composition et de fonctionnement des cours d’assises dérogent au droit commun, puisque ces affaires sont jugées par une cour d’assises spécialement composée de magistrats professionnels, sans jurés.

Mettant en avant l’ouverture en 2017 de deux grands procès, l’augmentation du nombre de journées d’audience en 2017 – cela a été rapporté précédemment par l’auteur de cette proposition de loi –, ainsi que, en général, une augmentation durable des affaires liées au terrorisme – M. le garde des sceaux l’a également rappelé –, ce texte prévoit donc de modifier la composition de la cour d’assises spéciale, afin d’améliorer le fonctionnement de la justice.

Dans les faits, il s’agit de réduire de deux membres le nombre d’assesseurs professionnels siégeant au sein de cette cour d’assises, qui passerait ainsi de six à quatre en premier ressort et de huit à six en appel. Cela permettrait, pour le rapporteur, « d’audiencer » un plus grand nombre d’affaires terroristes et d’améliorer le fonctionnement du tribunal de grande instance de Paris, qui serait substantiellement moins mobilisé pour composer les cours d’assises. Monsieur le rapporteur, vous avez même parlé d’ « embolie » à propos du tribunal de grande instance.

Nous ne pouvons nier que la composition de cours d’assises spéciales a une incidence réelle sur l’activité à venir du tribunal de grande instance de Paris, puisque les magistrats mobilisés à cette fin ne seront plus affectés « aux affaires courantes », ce qui, bien évidemment, pose de véritables questions en termes d’organisation de notre justice et de délais d’instruction.

Nous faisons tous le même constat : au regard de l’augmentation du contentieux terroriste, des moyens supplémentaires sont nécessaires à la bonne administration de notre justice.

Je n’ai eu de cesse, comme l’ensemble des membres de mon groupe, de dénoncer ici la baisse du budget de la justice, la réduction des effectifs dans le cadre d’une refonte de la carte judiciaire, l’asphyxie des juridictions par l’absence de crédits suffisants de fonctionnement – permettez-moi d’avoir une pensée pour celles et ceux qui travaillent au tribunal de Nancy, dans des conditions climatiques difficiles –, l’engloutissement des moyens humains et financiers dans la priorité donnée à la machine pénale et l’inflation carcérale.

Pour reprendre les mots d’un ancien procureur général de Paris, le retard accumulé durant ces dix dernières années en termes budgétaires est gigantesque – nous sommes au même niveau que la Moldavie !

Les effectifs constituent l’un des points faibles de notre système judiciaire. En 2012, la France ne comptait que 10,7 juges professionnels pour 100 000 habitants, soit moitié moins que la moyenne des pays du Conseil de l’Europe, qui est de 21.

C’est pourquoi nous ne souscrivons pas à la solution proposée par cette proposition de loi, qui fait le choix d’adapter notre droit à la pénurie de magistrats, pénurie provoquée par les choix des gouvernements précédents, notamment celui qui fut dirigé par M. Fillon… (Exclamations sur les travées du groupe Les Républicains.)

M. Philippe Bas. Un excellent gouvernement !

Mme Cécile Cukierman. …, qui a réduit les effectifs et les moyens de fonctionnement de la justice. Malgré la volonté du gouvernement actuel de corriger cette faiblesse des effectifs, il manque toujours des magistrats dans l’ensemble des juridictions.

Loin de la nécessité d’augmenter les moyens et les effectifs, opter en faveur de la réduction du nombre d’assesseurs, c’est faire le choix d’une atteinte indirecte au principe de collégialité, principe qui garantit les droits de la défense.

Oui, la montée en charge du tribunal de grande instance de Paris est sans précédent, mais, face aux conséquences de politiques pénales qui viennent inévitablement engorger cette juridiction, devons-nous vraiment adapter notre droit, plutôt que de répondre au problème des moyens ?

C’est plus de magistrats qu’il faut, et non moins de droits pour les justiciables, quelles que soient les poursuites engagées. En effet, il faut noter que cette cour d’assises spéciale est compétente en matière non seulement de terrorisme, mais aussi de crimes militaires commis en temps de paix, de crimes commis par les militaires dans l’exercice du service, y compris pour des infractions commises dans le service du maintien de l’ordre ou en matière de trafic de stupéfiants. La modification proposée s’appliquera donc également à ces affaires.

Enfin, comme le souligne le rapporteur, de nombreux syndicats sont opposés à la réforme proposée, qu’il s’agisse d’organisations représentant des magistrats ou des avocats. En effet, il faut garder à l’esprit qu’on parle des crimes les plus graves, de ceux qui troublent le plus gravement l’ordre public, et, par conséquent, de ceux pour lesquels les accusés encourent les peines les plus lourdes. Dès lors, le principe d’une collégialité étendu nous apparaît essentiel.

Une telle réforme aurait également un impact sur l’autorité de la décision. Comme le souligne le président de l’association des avocats pénalistes, « lorsqu’elle est rendue par un nombre important de personnes, symboliquement, on lui accorde une autorité plus grande ».

Vous l’aurez compris, mes chers collègues, pour toutes ces raisons, nous ne soutiendrons pas cette proposition de loi.

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