Nous devons protéger les lanceurs d’alerte et non les considérer comme des délinquants

Monsieur le président, madame la garde des sceaux, mes chers collègues, le Parlement a déjà eu, par le passé, plusieurs occasions de débattre de cette notion controversée de « secret des affaires ». Je ne rappellerai pas les multiples tentatives du député Bernard Carayon ni même l’amendement défendu, dans le même sens, par son collègue Richard Ferrand, à l’occasion de la discussion de la loi dite Macron.

À la faveur d’une directive européenne votée en 2016, ce projet renaît par le biais d’une proposition de loi : curieux véhicule pour une transposition ! L’autre curiosité de ce texte réside dans les libertés que prennent ses rédacteurs avec le principe de subsidiarité. Le mécanisme de la transposition repose sur la volonté de remédier aux lacunes supposées du droit national par des dispositions qui l’enrichissent, le complètent ou le corrigent. En l’occurrence, plusieurs dispositions introduites par le texte de l’Assemblée nationale ont pour conséquence, nolens volens, d’amoindrir, voire d’abolir des avancées considérables du droit positif français ; je pense notamment au statut juridique du lanceur d’alerte.

La Haute Assemblée veille, parfois avec un zèle excessif, à ce que les directives européennes ne fassent pas l’objet de transpositions excessives. En l’occurrence, il s’agit plutôt d’une sous-transposition et, pour certaines dispositions, d’une transposition régressive. On peut même se demander si l’absence d’étude d’impact et les imperfections juridiques nombreuses de ce texte ne sont pas destinées à cacher ce détournement manifeste de procédure.

Il faut donc saluer favorablement l’initiative de la commission des lois, qui a restauré les droits des lanceurs d’alerte, tels qu’ils ont été définis par la loi du 9 décembre 2016. Protéger les lanceurs d’alertes, ce n’est pas, comme on le lit encore trop souvent, encourager la délation. C’est au contraire permettre aux individus d’exercer pleinement leur métier de citoyen, tel qu’il est défini dans le préambule de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. Les représentants du peuple français, constitués en Assemblée nationale, avaient alors considéré qu’il était du devoir des membres du corps social d’exercer leur « droit de réclamation », pour assurer « le maintien de la Constitution et le bonheur de tous ».

Ce « droit de réclamation » est pour chaque membre de notre République une obligation aussi indispensable que celle qui impose, aux termes de l’article 40 du code de procédure pénale, à toute autorité constituée, tout officier public ou fonctionnaire, de donner avis au procureur de la République des crimes ou des délits dont il a connaissance. C’est l’instrument d’une démocratie rénovée pour laquelle chacun de ses membres agit en conscience pour la défense des intérêts collectifs.

Il ne nous semble donc pas juste de confondre ces citoyens qui œuvrent bénévolement et, parfois, malheureusement, au péril de leur situation familiale ou professionnelle, et les pirates qui tentent de dérober des informations par fraude. C’est pourtant le risque que leur fait subir l’extension absolue du champ d’application de cette proposition de loi.

La commission des lois du Sénat propose de créer, par un nouvel article du code pénal, un délit de détournement d’une information économique protégée. Il serait constitué à la condition que son auteur en retire un avantage de nature exclusivement économique. Il serait donc cohérent d’exclure du champ d’application de cette proposition de loi toutes les personnes qui agissent pour d’autres motifs que ceux qui sont visés par ce nouvel article du code pénal. En effet, considérer que toute divulgation d’information économique serait a priori frauduleuse et qu’il reviendrait au donneur d’alerte d’apporter la preuve qu’elle ne l’est pas pourrait constituer une atteinte à l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, qui sanctifie « la libre communication des pensées et des opinions ».

Il nous semble donc indispensable de restreindre l’objet de cette proposition de loi aux seuls acteurs économiques et à ceux qui agissent pour eux. Cette redéfinition du champ d’application nous semble plus juste et plus efficace que le dispositif de la présente proposition de loi, qui mêle dans une même suspicion de principe tous les individus qui divulguent des informations à caractère économique, avant de consentir des dérogations que l’on sait, en droit, toujours incomplètes.

Il eût été plus satisfaisant, au regard du devoir constitutionnel de réclamation, que le chercheur ou le journaliste, dans l’exercice de leurs missions, ne fussent pas contraints, pour agir, de prouver leur bonne foi devant les tribunaux et de subir parfois des procédures contentieuses dissuasives et des chicanes juridiques, dont l’unique objet est souvent de décourager tout débat contradictoire.

Ainsi, dans sa rédaction actuelle, cette proposition de loi porte des dispositions qui ont pour conséquence d’amoindrir considérablement ou de neutraliser les avancées bénéfiques de la récente loi du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre. En cela, il s’agit de nouveau d’une transposition régressive, et il eût été de meilleure politique que le Gouvernement assumât sa volonté politique de corriger ce texte et qu’il expliquât pourquoi cette loi, votée il y a tout juste un an, n’était pas satisfaisante.

Cette proposition de loi, bricolée dans l’urgence et la précipitation, porte des objectifs bien éloignés de ceux de la directive dont elle prend prétexte, pour engager une refonte complète du droit positif récent sur le devoir de vigilance et le droit de réclamation.

Enfin, nous restons dans l’attente d’une démonstration juridique solide de l’inadaptation de notre droit à protéger ce que vous appelez sans le définir de façon satisfaisante le secret des affaires.

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