Une désagrégation du modèle sportif français

Citius, altius, fortius (Marques d’appréciation sur les travées du groupe Les Républicains.) : telle est la devise des olympiades de l’ère moderne. Votre projet de loi pourrait en être une brillante illustration, madame la ministre, tant il manifeste l’intention du Gouvernement d’aller plus vite dans la désagrégation du modèle sportif français, plus haut dans la transgression des droits du Parlement et plus fort dans sa volonté d’imposer cette réorganisation majeure sans aucune concertation.

M. Guy-Dominique Kennel. Voilà qui est bienveillant ! (Sourires sur les travées du groupe Les Républicains.)

M. Pierre Ouzoulias. Tout commence lors de la discussion du projet de loi de finances pour l’année 2019 et le dépôt d’un amendement gouvernemental attribuant les taxes affectées au Centre national pour le développement du sport à une nouvelle Agence nationale du sport, sans existence. La rapporteure spéciale de ce budget pour l’Assemblée nationale avait exprimé alors ses plus vives réserves sur la transparence de cette manipulation budgétaire et, plus fondamentalement, sur l’opportunité de créer une nouvelle structure, à côté du Centre national pour le développement du sport et de l’Institut national du sport, de l’expertise et de la performance.

Dans le même esprit, le 29 novembre 2018, lors de l’examen du même projet de loi de finances, notre groupe, en la personne de notre collègue Pascal Savoldelli, s’était fermement opposé au transfèrement des crédits du Centre national pour le développement du sport vers un organisme dont le devenir, la gouvernance et les missions étaient encore indéfinis.

Sans écouter les mises en garde et les critiques multiples, votre ministère a poursuivi dans l’improvisation en donnant, par un simple arrêté, le statut de groupement d’intérêt public à l’Agence nationale du sport. La fragilité juridique de ce dispositif vous oblige aujourd’hui à demander au Parlement de la doter d’une base légale un peu plus affermie, mais totalement dérogatoire. Vous nous proposez donc, dans l’urgence et en catimini, la création d’une nouvelle structure chargée d’endosser « un rôle de maîtrise d’ouvrage sur le champ de la haute performance sportive », par un article introduit subrepticement dans une loi de ratification d’une ordonnance.

Les bonnes pratiques législatives auraient dû vous conduire à nous présenter ce projet de réorganisation du sport de haut niveau dans une loi spécifique ou, à tout le moins, de nous expliquer sincèrement que c’était l’objet primordial du présent texte et que les articles de ratification n’y étaient rattachés que de façon accessoire.

Nous regrettons vivement que vous n’ayez pas suivi l’injonction du Conseil d’État de faire apparaître dans le titre de ce projet de loi, de manière explicite, la création de l’Agence nationale du sport. À la demande de notre rapporteur, le sénateur Claude Kern, dont je salue le travail, notre commission a satisfait heureusement cette prescription.

Mais il y a plus grave ! Dans son avis très critique, le Conseil d’État souligne que la nature juridique très particulière du groupement d’intérêt public, les missions générales qui lui ont été confiées par un arrêté et sa nécessaire pérennité imposent de lui octroyer, par la loi, un statut dérogatoire.

Autrement dit, vous demandez au Parlement, par ce projet de loi, d’assurer l’existence juridique d’un organisme créé par un arrêté ministériel. La hiérarchie des normes en est renversée et le Parlement est sommé d’approuver une décision administrative constituée en fait accompli. Sa compétence est ainsi liée, ce qui est contraire au principe démocratique de la séparation des pouvoirs.

C’est ce manquement qui motive le dépôt de la présente motion, conformément au troisième alinéa de l’article 44 de notre règlement.

En février 2018, dans le champ de compétence de notre commission, le Gouvernement avait déjà procédé de la sorte en organisant par décret la plateforme Parcoursup et nous demandant ensuite d’assurer rétroactivement, par la loi, la solidité juridique de ces dispositions nouvelles. Déjà, il avait forcé notre décision en engageant une réforme d’ampleur, qui aurait compromis le bon déroulement de la rentrée si elle n’avait pas été confirmée par la loi.

De la même façon, vous nous soumettez un projet de loi qui n’est que l’acte confirmatif d’un vaste projet de réorganisation du sport de haut niveau dont nous n’avons pas eu à connaître. En supprimant, par le décret du 20 avril 2019, le Centre national pour le développement du sport et en transférant ses ressources, ses biens et obligations à une nouvelle agence, dont le statut juridique est inapproprié pour poursuivre ses missions, vous nous soumettez à un impératif fort peu respectueux des droits du Parlement et, singulièrement, de la liberté d’appréciation du Sénat.

La loi du 29 octobre 1975, dite loi Mazeaud, fut l’un des outils essentiels de la construction du modèle sportif français. J’en rappelle les objectifs affirmés avec force dans son article 1er : « Le développement de la pratique des activités physiques et sportives, élément fondamental de la culture, constitue une obligation nationale. [...] L’État est responsable de l’enseignement de l’éducation physique et sportive [...]. En liaison avec le mouvement sportif, l’État et les collectivités publiques favorisent la pratique des activités physiques et sportives par tous et à tous les niveaux [...] ».

L’Insep, institué par son article 8, était chargé de l’encadrement du sport de haut niveau. Ses missions étaient alors de participer « à la recherche scientifique fondamentale et appliquée en matière pédagogique, médicale et technique », « à la formation continue de niveau supérieur des enseignants d’éducation physique et sportive, des conseillers techniques et des éducateurs sportifs ainsi que des personnels des services de la jeunesse et des sports », « à l’entraînement des équipes nationales ainsi qu’à la promotion des sportifs de haut niveau ».

L’Agence nationale du sport, telle qu’elle est instituée par l’article 3 du présent projet de loi, semble recevoir dans ses dévolutions une grande partie de toutes ces missions, tant et si bien que monde sportif s’est interrogé sur la place qui serait laissée à l’Insep.

Le Conseil d’État vous a expressément demandé dans son avis de préciser comment l’État, le Gouvernement et votre ministère continueraient de mettre en œuvre les politiques publiques. Il vous a ainsi rappelé les obligations procédant de l’article 20 de la Constitution : « Le Gouvernement détermine et conduit la politique de la Nation ». Afin de satisfaire cette obligation et de ne pas déposséder votre ministère de toutes ses capacités d’action, il vous a proposé de renforcer les moyens de contrôle de l’Agence par l’État et de mieux organiser ses moyens d’intervention en faveur des politiques publiques décidées par le Gouvernement.

Le projet de loi transmis au Sénat a très peu été corrigé pour satisfaire ces demandes du Conseil d’État. C’est ce que vous avez appelé en préalable « travailler avec le Conseil d’État »…

Sur l’initiative de son rapporteur, dont je salue la valeureuse tentative de sauvetage, notre commission a considérablement amendé votre projet pour mieux définir le rôle et l’action de cette nouvelle agence, notamment dans les territoires.

Néanmoins, malgré ces propositions, il demeure légitime de se demander si la forme juridique du groupement d’intérêt public est appropriée pour répondre à ces objectifs ainsi redéfinis.

Il serait plus judicieux de remettre en chantier la grande loi annoncée par votre prédécesseur, Mme Laura Flessel, lors de la présentation du projet de loi relatif à l’organisation des jeux Olympiques, le 20 décembre 2017. Je la cite : « Je souhaite présenter début 2019 » – nous sommes en juillet – « devant le Parlement un projet de loi “sport et société” visant à encourager la pratique pour tous et partout, tout au long de la vie. Une loi pour le sport du quotidien, le sport plaisir, le sport santé, le sport éthique. Une loi qui parle aux gens. À ce texte et à sa préparation, je compte vous associer pleinement. »

Mes chers collègues, pour donner au Gouvernement la faculté d’honorer ses engagements, nous proposons au Sénat de surseoir à l’examen de ce texte en votant en faveur de la motion déposée par le groupe CRCE.

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