Cette loi est en fait une entrave à toute expression contre l’ordre établi

Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, « blocus, interruptions de représentation, invasions de terrains, huées... » : tels sont les exemples cités dans l’exposé des motifs du texte soumis à notre examen.

À en croire l’argumentaire de la droite sénatoriale, ces éléments de contestation, aujourd’hui parfaitement légaux, devraient être réprimés sous prétexte que « contrevenir à la loi, ce n’est pas nécessairement faire ce qu’elle interdit ; c’est aussi empêcher ce qu’elle autorise ». En somme, ces moyens d’action seraient davantage « l’expression de convictions, que de droits ».

Ne nous leurrons pas : il est proposé ici de brider toutes les pratiques venant témoigner du moindre soupçon de défiance à l’égard de l’ordre établi.

M. François Bonhomme, rapporteur. De l’ordre bourgeois, tant que vous y êtes ! (Sourires sur les travées du groupe Les Républicains.)

Mme Esther Benbassa. Déjà, au mois de novembre 2018, le groupe CRCE avait demandé par voie de communiqué de presse le retrait de ce texte de l’ordre du jour.

Après la loi gouvernementale répressive venue encadrer le droit à manifester au mois d’avril dernier, c’est cette fois la majorité sénatoriale qui s’attaque à nos libertés fondamentales, par un texte choquant tant sur le fond que sur la forme.

Sur la forme, en nous soumettant cette proposition de loi, Les Républicains se prêtent à un exercice juridique particulièrement curieux. Tout d’abord, ce texte est anticonstitutionnel et sera sans aucun doute retoqué par le Conseil des sages s’il est adopté. Ensuite, il vient dénaturer l’article 431-1 du code pénal, qui sanctionne les entraves à la liberté d’expression. Ce dispositif va donc à contresens du droit positif.

Mes chers collègues, la philosophie liberticide et antidémocratique de ce texte est profondément inquiétante. Nous ne pouvons tolérer les entraves aux mobilisations citoyennes, dont la tradition s’inscrit dans l’histoire de la France et constitue son ADN.

M. Jean Bizet. Et qui fait le mal français !

Mme Esther Benbassa. Pensez aux suffragettes, par exemple.

Comment oublier que nous devons la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen aux révoltes du peuple français contre ses élites ? Comment oublier que les congés payés ont été obtenus par les piquets de grève de 1936 ? (Exclamations sur des travées du groupe Les Républicains.)

M. Laurent Duplomb. Cela n’a rien à voir !

Mme Esther Benbassa. Comment oublier le courage et la persévérance de ces milliers d’étudiants qui ont fait plier le gouvernement Villepin sur le CPE, le contrat première embauche, en 2006 ?

Des écologistes aux étudiants de Nuit debout, en passant par les Gilets jaunes, nombreux sont les exemples de revendications citoyennes ayant nourri la culture politique de notre pays.

M. Jean Bizet. En somme, vive l’anarchie !

Mme Esther Benbassa. Protester, manifester, faire entendre sa voix et ses convictions est une coutume bien française à laquelle nous ne sommes pas près de renoncer.

M. Laurent Duplomb. Hélas !

Mme Esther Benbassa. Vous cherchez aujourd’hui à rendre inconciliables certains droits : le droit de grève et le droit de travailler, le blocus devant un supermarché au droit de consommer, le droit de manifester des lycéens à leur droit d’étudier, le droit de défendre les animaux et le droit de pratiquer la chasse à courre.

M. Jean Bizet. Ah !

Mme Esther Benbassa. Par votre vision manichéenne du monde, vous scindez la Nation en deux, avec, d’un côté, ceux qui se complaisent dans l’ordre établi, et, de l’autre, ceux qui militent pacifiquement pour le changement.

La plupart des mouvements citoyens ne sont pas mus par la haine, la violence et le rejet de l’autre. Beaucoup usent des moyens d’action collective pour exprimer leur envie d’entrer dans une ère nouvelle, plus sociale et égalitaire, plus respirable et durable.

Les revendications écologistes et féministes sont ces dernières années intrinsèquement liées à la désobéissance civile : faucheurs d’OGM, les ZAD de Notre-Dame-des Landes et de Bure, les animalistes, les décrocheurs du portrait du président Macron, les grévistes pour le climat, les militantes protestant contre les féminicides...

Ce que vous souhaitez, somme toute, c’est une uniformisation de la société. Vous désirez une France où chacun pense de la même manière et, de préférence, comme vous.

Au risque de vous décevoir, tant qu’une opposition parlementaire comme la nôtre existera, tant qu’une jeunesse sera prête à se lever pour ses idées, tant qu’une gauche sociale et écologique s’exprimera dans ce pays, vous ne parviendrez probablement pas à vos fins et vos tentatives de nous museler seront vaines.

M. François Bonhomme, rapporteur. Nous voilà rassurés ! (Sourires sur les travées du groupe Les Républicains.)

M. Jean Bizet. C’est surréaliste !

Mme Esther Benbassa. Mes chers collègues, ce texte a été rejeté en commission. Nous espérons donc qu’une majorité agira de la même manière en séance. (M. le rapporteur s’exclame.)

Par ailleurs, monsieur Bonhomme, merci de me laisser parler ! Pour ma part, je ne vous ai pas interrompu. C’est une entrave à ma liberté d’expression !

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