Comment confier à de tels réseaux la régulation de flux qui font leur fortune ?

Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, nous examinons en nouvelle lecture une proposition de loi soutenue, dans l’urgence, par le Gouvernement, après un événement médiatique lié à la campagne électorale parisienne et le vote à l’unanimité d’une proposition de loi visant à garantir le libre choix du consommateur dans le cyberespace.

Cet événement et ce vote éclairent singulièrement les limites du présent texte, sa probable inefficience, mais aussi les limitations qu’il pourrait imposer à la liberté d’expression.

Dans l’affaire parisienne que j’ai évoquée, un réseau, prétendument social, a contribué à la propagation massive d’images rendues publiques sur un site internet hébergé par un opérateur étranger. Ces images n’auraient sans doute pas connu pareille notoriété sans l’amplification offerte par ce réseau, qui a joué le rôle de chambre d’écho. Leur diffusion est sévèrement punie par la loi, mais leur signalement par la médiation malfaisante de ce réseau social échappe aux dispositions de la présente proposition de loi.

Pourtant, à n’en pas douter, cette plateforme a capté ces pulsions scoptophiles pour son profit, en suscitant la curiosité de ses usagers. Il est regrettable qu’un député ait pu participer à l’animation de cet étalage obscène.

En l’occurrence et de manière générale, les plateformes sont les complices intéressés de la propagation de ces contenus illicites, qui constituent la matière de cette économie de l’attention sur laquelle elles ont bâti leur empire monopolistique. Il est donc vain, naïf et risqué de leur confier la régulation des flux qui font leur fortune.

Lors du débat sur la proposition de loi visant à garantir le libre choix du consommateur dans le cyberespace, défendue par notre collègue Sophie Primas, à mon interpellation sur la nécessité d’agir sur les causes structurelles de la suprématie néfaste des Gafam, vous m’aviez répondu, monsieur le secrétaire d’État : « Ce qu’il faut, c’est mettre en place une régulation structurante, qui soit intrusive dans le business model de ces entreprises. Nous sommes d’accord ».

Pourtant, non seulement cette proposition de loi gouvernementale ne conteste en aucun cas les effets pernicieux de cette économie de l’attention, mais encore elle conforte le contrôle des Gafam sur internet en leur attribuant des pouvoirs de police, de censure et de régulation dont ils vont certainement se saisir avec beaucoup plus d’efficacité que le Conseil supérieur de l’audiovisuel qui a pourtant la mission de les surveiller. De façon quasi unanime, juristes et défenseurs de la liberté d’expression et de la neutralité de l’internet vous ont mis en garde contre cette dépossession des pouvoirs régaliens de l’État au profit d’entités supranationales qui contestent ses lois.

Pis, en obligeant les plateformes à retirer de façon presque immédiate les contenus susceptibles d’être illicites, le Gouvernement les incite à développer des outils d’analyse des comportements de leurs usagers, afin de les rejeter préventivement, ou à élaborer, en toute opacité, leurs propres critères de censure qu’elles activeront de manière automatique, sans aucune possibilité de recours. Le blocage du site du Syndicat des avocats de France est l’une des dernières manifestations du pouvoir absolu et discrétionnaire accaparé par les plateformes. La prise de contrôle de l’internet et la capacité de celles-ci de maîtriser, par leurs choix, une partie du débat public constituent un véritable danger pour notre démocratie.

Le processus électoral en cours aux États-Unis nous en donne malheureusement, de nouveau, des exemples très inquiétants. Selon la presse américaine, 30 000 internautes reçoivent chaque minute une publicité politique du candidat démocrate ancien maire de New York. Comment nous garantir, monsieur le secrétaire d’État, qu’il ne serait pas possible à un candidat de mettre en œuvre, en France, des pratiques similaires ?

Hannah Arendt pensait que l’on pouvait lutter contre les systèmes totalitaires en s’opposant aussi à leurs technologies. Adaptant cet objectif au temps présent, Kate Crawford nous exhorte à défendre des règles éthiques de collecte des données. Je la cite pour conclure : « Nous sommes dans une course à l’extraction de données, et c’est cette culture qu’il faut changer ! ».

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