Ces restitutions ne peuvent pas être le fait du prince

Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, « Tous ceux qui jusqu’ici ont remporté la victoire participent à ce cortège triomphal où les maîtres d’aujourd’hui marchent sur le corps des vaincus. À ce cortège triomphal, comme ce fut toujours l’usage, appartient aussi le butin. Ce qu’on définit comme biens culturels. […] Ils ne sont pas nés du seul effort des grands génies qui les créèrent, mais en même temps de l’anonyme corvée imposée aux contemporains de ces génies. Il n’est aucun document de culture qui ne soit aussi document de barbarie. Et la même barbarie qui les affecte, affecte tout aussi bien le processus de leur transmission de main en main. » Ainsi parlait Walter Benjamin dans sa septième thèse sur le concept d’histoire.

Cette violence présida souvent à l’accaparement par la France d’œuvres d’art en Europe, en Afrique ou ailleurs. Le Louvre est plein des fruits de ces butins. Il est même douteux que les achats de la France, au moins durant le XIXe siècle, furent toujours réalisés auprès de propriétaires parfaitement informés de la valeur des biens qu’ils cédaient. Ainsi, le comte de Marcellus rapporte dans ses mémoires que, en 1820, les primats grecs de l’île de Milo furent punis du fouet et d’une amende de 7 000 piastres quand le drogman de l’arsenal apprit que la statue de Vénus trouvée dans l’île, et aujourd’hui déposée au Louvre, avait été cédée à la France à si vil prix.

Longtemps, à la suite des révolutionnaires de 1789, la République considéra que ses musées n’étaient que les « derniers domiciles » pour des œuvres qui attendaient que la France les libérât en les offrant à la contemplation de l’humanité tout entière. Ainsi, Boissy d’Anglas justifiait le despotisme de la France lors de l’appropriation des chefs-d’œuvre du passé en considérant qu’il était comme une régénération au profit de toutes les connaissances humaines, pour tous les siècles à venir et pour tout l’univers.

À l’inverse, Quatremère de Quincy, nommé secrétaire perpétuel de l’Académie des Beaux-Arts par la Restauration, défendait une conception localisée et enracinée du patrimoine. Pour lui, déplacer les œuvres revenait à les démembrer, les mutiler et finalement à en réduire la valeur.

La conception républicaine du patrimoine était au contraire universaliste et donc tournée vers l’avenir. L’œuvre en passant du patrimoine privé à celui de la Nation était mobilisée dans un discours sur l’universalité du génie humain et l’émancipation par la pensée.

Ce projet qui liait le futur au passé a été progressivement remplacé par des références plus floues au devoir de mémoire, à l’utilité des commémorations et à l’importance des célébrations. Comme l’explique François Hartog, notre régime d’historicité s’est modifié et le passé tend à s’incruster dans le présent. La mémoire des choses du passé dans notre présent est préférée à l’histoire comme reconstruction et mise à distance des passés. L’effet immédiat du passé dans le présent tend à supplanter la mobilisation du passé dans un discours sur l’avenir.

Vous me permettrez de considérer les modalités des restitutions dont nous débattons et surtout du retour de l’ornement du dais malgache, sans aucune forme de procès, comme des symptômes de cet usage présentiste du passé.
Je reste persuadé de la dimension universaliste des biens culturels. Je suis pourtant convaincu qu’elle ne peut plus être systématiquement opposée à toutes demandes de restitution ou d’échanges d’œuvres. Néanmoins, je pense qu’elles doivent être fondées sur un travail historique rigoureux et public et une collaboration fructueuse entre les institutions patrimoniales.
Au fait du prince il convient de substituer le patient travail de l’historien, et au transfert anonyme de propriété la construction d’un passé commun comme base d’un futur partagé.

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