Adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité

Adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité (Aloïs Moubax - https://www.pexels.com/fr-fr/@aloismoubax)

Question préalable de Robert Bret

Votre projet est loin de recueillir l’unanimité des professionnels. D’un texte initialement consacré à la lutte contre la grande criminalité, on est passé à un projet portant diverses mesures d’ordre pénal sans autre cohérence que de céder aux revendications policières ou de présenter à l’opinion publique un affichage sécuritaire renouvelé.

Il n’en est pas plus respectueux des libertés individuelles mais remet gravement en cause l’équilibre de la procédure pénale tel qu’il avait pourtant été souhaité par le Parlement quasi-unanime sous la précédente législature.

Votre projet contrevient aux principes généraux de notre procédure pénale tels que définis tant au niveau constitutionnel par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen que par la Constitution elle-même, notamment dans son article 64.

Plus encore, il apparaît en contradiction avec nos engagements internationaux et notamment avec l’article 6 de la convention européenne des droits de l’homme et des libertés fondamentales, lequel pose l’exigence d’équité et d’impartialité dans le procès pénal - tous principes retranscrits à l’article préliminaire du Code de procédure pénale dans sa rédaction issue de la loi du 15 juin 2000, avec le soutien du Sénat car les réserves exprimées à l’époque par la majorité sénatoriale ne tenaient pas au fond. Son premier paragraphe rappelle que « la procédure pénale doit être équitable et contradictoire et préserver l’équilibre des parties. Les personnes se trouvant dans des conditions semblables et poursuivies pour les mêmes infractions doivent être jugées selon les mêmes règles ».

Je doute que le principe d’égalité devant la justice soit pleinement respecté par l’institution d’un régime dérogatoire en matière de criminalité organisée : de cette qualification, dépend l’application de dispositions spécifiques tant pour l’instruction des délits qui dépendra de la qualification donnée a priori par l’officier de police judiciaire lui- même - que pour le jugement. Une affaire relèvera de juridictions spécifiques dès lors qu’elle sera considérée comme complexe. Or, le caractère particulièrement flou de la notion laisse une marge d’appréciation qui confine à l’arbitraire. Les principes de la légalité des infractions et des peines, ainsi que de l’égalité devant la justice se trouvent mis en question. Il est légitime de s’inquiéter avec la Commission nationale consultative des droits de l’homme de « la création et de la multiplication au fil des réformes de la procédure pénale de règles particulières et de juridictions spécialisées en fonction des différents types de contentieux, mises en œuvre selon un système de compétence concurrente qui laisse planer la plus grande incertitude quant aux orientations procédurales ».

Ajoutez-y le fait que le changement de qualification n’a aucune incidence sur la procédure et que les infractions connexes sont traitées selon le même mode et l’on se trouve finalement dans une situation où « c’est la procédure qui fait le délit ».

Tant et si bien que notre rapporteur en appelle lui-même à la vigilance du parquet et du juge d’instruction « dans le choix de retenir ou non la circonstance aggravante de bande organisée, compte tenu des conséquences très importantes qu’entraînera le choix de cette qualification en termes de procédure ». Demain, dans ces affaires, la garde à vue de 96 heures deviendra la règle.

On est également en droit de s’interroger sur les conséquences de l’institution d’un système de repentis au regard des exigences d’égalité car seuls en profiteront ceux qui seront en situation de négocier.

L’exigence d’équilibre des parties dans la procédure pénale et le respect de la présomption d’innocence apparaissent largement écornés par l’importance des pouvoirs octroyés à la police en matière de garde à vue, de perquisitions ou d’enquête sans réel contrôle de l’autorité judiciaire, surtout quand on rajoute la prime donnée aux moyens d’investigations occultes, que sont la surveillance généralisée ou l’infiltration. La commission des Lois nous propose, fort heureusement, en conformité avec l’article 64 de la Constitution, de restaurer le contrôle du parquet sur tous les actes portant atteinte à la liberté individuelle telle la garde à vue comme sur la durée de l’enquête de flagrance.

De même, elle rappelle à plusieurs occasions le nécessaire respect des droits de la défense et notamment de la présence de l’avocat tant au moment de la garde à vue que lors de la décision de placement sous surveillance électronique. C’est toujours pour garantir le respect des droits de la défense que la commission maintient le délai de six mois pour invoquer les nullités de l’instruction.

Enfin, la commission a elle- même perçu la contrariété directe avec la convention européenne des droits de l’homme de la possibilité de condamner une personne sur le fondement des seules déclarations d’un officier de police judiciaire infiltré.

Néanmoins, ces améliorations ne modifient en rien la logique du texte. L’allongement spectaculaire de la garde à vue inquiète par rapport à la proportionnalité, comme en regard de la liberté individuelle et du respect de la présomption d’innocence. La commission des Lois a certes encadré le régime de la garde à vue en matière de criminalité organisée et ramené sa prolongation à 24 heures.

Cette limite risque cependant d’être largement formelle, dès lors qu’on peut y déroger au vu de la « durée prévisible des investigations ».

De plus, cette prolongation quasi automatique puisque dépendant des « nécessités de l’enquête », se heurte à la jurisprudence constitutionnelle qui exige des motifs exceptionnels et un degré particulier de gravité.

Les conditions dans lesquelles s’exerce la garde à vue rend celle-ci largement incompatible avec l’exigence de respect de la personne humaine, les locaux de garde à vue étant dans un état déplorable faute de moyens, ce qu’a plusieurs fois dénoncé le comité pour la prévention de la torture.

Quant à la procédure du plaider-coupable, aggravée par la commission des Lois qui étend la possibilité pour le procureur de proposer une peine d’un an d’emprisonnement au lieu des six mois initiaux, elle nous paraît contraire au principe de présomption d’innocence et de l’égalité des armes, parce que la liberté ne doit pas se négocier.

L’exigence d’impartialité posée par la convention européenne des droits de l’homme n’apparaît pas non plus respectée. Le texte, dont la commission des Lois nous propose une aggravation substantielle, place le parquet sous la coupe du garde des Sceaux. Si les modifications proposées par notre rapporteur étaient adoptées, le garde des Sceaux serait non seulement chargé de veiller à la cohérence de la loi pénale sur le territoire, mais conduirait également la politique d’action publique pénale.

Il disposerait à la fois des directives générales de politique pénale et du droit d’intervenir dans les affaires individuelles

On est très loin de l’idée d’indépendance de l’autorité judiciaire autrefois - il n’y a pas si longtemps - voulue par la gauche comme par la droite. Il est vrai que certains avaient émis des craintes quant aux conséquences de l’indépendance des membres du parquet, allant jusqu’à évoquer une « balkanisation » de l’action publique, tout en oubliant que la loi pénale, votée par le Parlement, est nationale dans son essence même.

Avec le présent texte, aucun risque de ce genre ! Mais on va jeter le bébé avec l’eau du bain. Le projet de loi relatif à l’action publique présenté par Mme Guigou avait pour objet d’éviter les intrusions du politique dans le cours de la justice, qui avaient jeté la suspicion sur l’ensemble du corps judiciaire : qui ne se souvient pas de l’hélicoptère dépêché sur les sommets de l’Himalaya pour y quérir un procureur conciliant ?

Les Français étaient devenus pour le moins sceptiques quant à la neutralité de la justice : « selon que vous serez puissant ou misérable… ».

Légitimer l’intrusion du politique dans la procédure pénale, spécialement dans les affaires individuelles est à rebours des engagements tenus en d’autres temps par le Président Chirac.

L’immixtion du garde des Sceaux se double de celle du maire.

Hier plénipotentiaire en matière de sécurité, aujourd’hui acteur du procès pénal, demain gestionnaire de l’immigration : jusqu’où irons-nous et est-ce vraiment rendre service aux maires ?

L’article 24, qui prévoit tant une obligation de signalement qu’une information sur toutes les infractions commises sur le territoire communal rendra le maire comptable de tout fait délictueux.

Lors du débat sur la loi relative au renforcement de la présomption d’innocence, nous étions parvenus à un équilibre qui, tout en améliorant les droits de la défense et ceux des victimes, préservait le caractère inquisitorial de la procédure, garantissant l’égalité de tous devant la justice. N’oublions pas, aujourd’hui que la procédure anglo-saxonne, qui met face à face la police et le prévenu, dépend largement de la qualité de la défense, laquelle est affaire de moyens.

Je déplore que le présent texte remette en cause cet équilibre par une montée en puissance très forte du parquet, sous la tutelle renforcée du garde des Sceaux, avec comme conséquence l’atténuation du principe d’opportunité des poursuites, comme de la police. Cette évolution s’accomplit au détriment du juge des libertés, même si l’honneur est sauf, monsieur le Rapporteur, puisque vous maintenez son recrutement dans la haute hiérarchie judiciaire !

Cette réforme conforte le processus de marginalisation du juge d’instruction engagé depuis le début de la législature.

L’association des magistrats chargés de l’instruction tire la sonnette d’alarme. L’élargissement de la procédure de comparution immédiate aux délits passibles de six mois à dix ans de prison, réduit la place du juge d’instruction à la portion congrue : à peine 7 % des délits passent actuellement devant lui. Pris en tenaille entre le parquet et la police, le juge d’instruction aura de plus en plus de mal à exercer.

La dérive de notre procédure se confirme par l’institution du « plaider-coupable » ainsi que les repentis, empruntés au modèle américain et à la législation italienne. Plusieurs spécialistes ont souligné combien les « preuves » obtenues via le système des repentis étaient peu fiables.

Le déséquilibre résulte donc de l’absence de droits renforcés pour les victimes. Le juge d’instruction reste l’ultime garde-fou contre l’arbitraire, le seul acteur du système pénal à n’être point prisonnier de la machinerie infernale du tout-répressif : l’affaire Dickinson ou celle du bagagiste de Roissy l’ont amplement démontré.

Tout le monde s’accorde pour renforcer les droits des victimes mais je regrette que ce souci soit parfois sélectif ; je pense à la question des prostituées étrangères que je ne peux m’empêcher de mettre en relation avec la proposition de la commission, que nous approuvons, de permettre aux victimes de la traite de demander une indemnité devant la commission d’indemnisation.

Le débat sur le statut et la place des victimes dans le pénal est étouffé.

Ainsi, depuis plusieurs années, ni les droits des victimes, ni les exigences de la procédure pénale, notamment le secret de l’instruction, ne trouvent satisfaction.

Nous sommes en présence d’une procédure complètement déséquilibrée, cumulant tous les inconvénients des systèmes accusatoires et inquisitoires sans en tirer les avantages.

C’est ce qui motive le dépôt de cette question préalable que je vous demande d’adopter.

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