Une même condamnation abstraite de la guerre qui empêche de réfléchir sur ses causes

Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, le texte résultant des travaux de la commission mixte paritaire sur le projet de loi fixant au 11 novembre la commémoration de tous les morts pour la France entérine celui qu’a adopté notre assemblée le 24 janvier dernier.

Les membres du groupe CRC n’avaient pas voté ce texte, non par esprit de polémique, mais en raison d’un désaccord de fond.

La modification introduite par le Sénat au projet de loi voté par l’Assemblée nationale visait essentiellement à compléter l’article 1er et à préciser que cet hommage ne se substituait pas aux autres commémorations nationales. À nos yeux, cette précision, adoptée sur l’initiative d’Alain Néri, certes indispensable, ne permet toutefois pas de lever toutes les ambiguïtés et toutes les craintes suscitées par le projet de loi, élaboré dans la précipitation.

Il n’est pas inutile d’inscrire dans la loi que les autres commémorations nationales patriotiques ne sont pas remises en cause, car le risque demeure de les voir banaliser ou vider de leur sens. Cependant, graver dans le marbre de la loi une telle disposition ne suffira pas, selon nous, car le danger est plus grand. De surcroît, le fond du problème n’est pas là.

Légiférer sur une mesure émanant du Président de la République touchant à des symboles et à des valeurs aussi fortes que la défense de la patrie ou le sens de la guerre aurait mérité un débat beaucoup plus large et plus approfondi. Les conflits qu’a connus notre pays n’ont pas tous eu les mêmes causes, et tous ceux qui y ont trouvé la mort n’ont pas tous perdu la vie pour de nobles raisons.

Alors que nous sommes à dix mois de la prochaine commémoration du 11 novembre 1918 et à deux ans du centenaire de la Grande Guerre, y avait-il urgence à légiférer sur cette question ? Surtout, modifier la signification, dans la mémoire collective, de l’armistice mettant fin à la Première Guerre mondiale et la remplacer par un hommage indifférencié à tous ceux, civils et militaires, qui sont morts au cours de conflits de nature différente ne peut relever du simple travail législatif.

Nous craignons que cette procédure législative accélérée n’entretienne la confusion et l’oubli de la spécificité de toutes les guerres auxquelles notre pays a été confronté. Et pourtant, il est de notre tradition de rendre hommage aux anciens combattants de chaque guerre, à chaque date anniversaire historique de la fin de chaque conflit.

Dans notre esprit, il ne s’agit aucunement de faire un tri entre les « bonnes » et les « mauvaises » guerres ou de les hiérarchiser, selon une démarche chère au ministre de l’intérieur dans un autre domaine. Je ne remets bien sûr nullement en cause la force symbolique de la mention « mort pour la France » portée sur les actes de décès. Un soldat envoyé sur le théâtre d’un conflit par le gouvernement de la République et qui trouve la mort est toujours tué au nom de la France.

Pour les jeunes générations, nous ne voulons pas non plus que toutes les mémoires soient amalgamées, empêchant ainsi de réfléchir et de tirer les enseignements de chaque guerre.

Nous ne voulons pas davantage que, in fine, on accrédite l’idée selon laquelle peu importe les raisons pour lesquelles des militaires et des civils ont perdu la vie.

Nous ne voulons pas encore que, en confondant les mémoires et les événements, en amalgamant des engagements multiples qui n’ont pas la même portée historique et humaine, tout soit fondu dans une même condamnation abstraite de la guerre qui empêche de réfléchir sur ses causes.

En ne distinguant plus les situations, en confondant les conflits, on aboutit à une vision aseptisée de l’histoire et de la mémoire collective, vision qui ne permet plus de comprendre le passé et de construire lucidement l’avenir. Mais peut-être est-ce là l’objectif recherché…

En effet, désormais, la principale journée de commémoration se déroulera sur un fond de méconnaissance des contextes historiques de plus en plus répandue chez les jeunes générations. Si j’en juge par la place qui est accordée aux programmes d’histoire dans l’enseignement secondaire et qui se réduit comme peau de chagrin, …

M. Ronan Kerdraon. Malheureusement !

Mme Cécile Cukierman. … je pense même que derrière la disposition dont nous discutons se cache une volonté politique. Récemment d’ailleurs, les enseignants de cette matière s’en sont émus et ont vigoureusement protesté, notamment, contre le caractère optionnel de cet enseignement en terminale scientifique.

Ces dernières années, de nombreux travaux ont été menés sur le devoir de mémoire. Des pistes ont été explorées ; elles auraient pu faire l’objet d’un débat de fond et de décisions fortes. Au lieu de cela, un texte, très en retrait par rapport aux enjeux, est adopté en urgence.

Son seul objet, nous a-t-on dit, est de rendre hommage à tous ceux qui ont défendu la France, toutes générations confondues. Le problème n’est pourtant pas si simple et la méthode ne me semble pas adéquate.

Bien que nous soyons favorables à ce que soit rendu un hommage particulier aux soldats qui, sous mandat de l’ONU, œuvrent pour le respect du droit international et assurent le maintien de la paix dans le cadre de ce qu’il est convenu d’appeler « les opérations extérieures », nous refusons d’amalgamer tous les conflits en un même souvenir. C’est la raison principale pour laquelle les membres du groupe communiste, républicain et citoyen restent opposés à l’adoption de ce texte.

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